Lucie Remer
Mon Bichon
L’aiguille de plastique noire progressait avec lenteur sur la piste blanche. Un trot ennuyeux, saccadé, accompagné par un interminable et languissant tic-tac. La pupille du garçon fixait l’écran, hypnotisée par cette course éternelle, animée par cet espoir fou de voir s’entamer derrière le plastique de la vitre une brusque envolée. Que ce tic-tac oppressant devienne un souffle foudroyant, que ces rouages se métamorphosent en une folie des temps modernes. Que toute cette apathie s’emballe et rende précoce la fin de ce supplice. Mais aucun de ses rêves fous ne trouva grâce auprès de l’odieuse réalité. L’aiguille conserva son affreuse langueur, le tic-tac accabla le sinistre de sa musique tandis que Chronos, dans toute la splendeur de son ennui, poursuivit l’étirement de son étouffante pesanteur.
Le professeur faisait défiler d’immenses affiches sur le tableau. Des images de ruines, amas de pierres, vases cassés et autres vestiges d’une époque éteinte depuis longtemps déjà. À ce mortuaire spectacle s’ajoutait une fioriture de mots tout autant fossilisés que leurs représentations physiques. Du latin. Ô superbe et ô combien indémodable langage. Qu’importe que ce dernier soit passé au titre de postérité des siècles auparavant. Qu’importe que nul aujourd’hui n’en ai plus l’usage et que sa pertinence équivaut celle du langage python dans un univers en HTML. Il était le sacro-saint graal, le spectre superbe d’une civilisation immortelle, le cœur battant de la nation fantasmée. Comment diable aurait-on pu ne serait-ce que permettre à de jeunes débauchés d’ignorer l’existence d’une pareille merveille ? Quel être méprisable oserait cracher sur ce si sublime héritage ? Alors subissez, subissez votre grandiose passé piètres misérables. Subissez et surtout ne daignez pas vous en plaindre !
Inlassables, ces paroles se répétaient dans l’esprit du garçon. Une ritournelle, cruelle rengaine, qui épuisait les replis déjà fatigués de son esprit. Il n’aimait pas ce cours. Il n’aimait pas cet ennui inutile, ces redondances moribondes et cet amour factice tout droit tourné vers un monde qui n’était et ne sera jamais plus. Il lui préférait d’avantage les rythmes en perpétuel mouvement d’une symphonie, les couleurs innombrables et vivantes d’un tableau d’art, ou encore les mots aux secrets malicieux que convoyaient les cœurs des poètes. Oui, il affectionnait la fuite vers la vie des artistes à cette expression figée et tout à fait terminée d’un mythe épuisé.
Mais de ses états-d’âme, le jeune trublion avait depuis longtemps compris que nul n’en n’aurait jamais le soucis. Alors il ne disait rien. Silencieux, bouche fermée, résigné. Il se contentait de poser son regard sur l’intemporel témoin du temps pour mieux en guetter la fin. Il attendait. La fin d’un calvaire qui signifierait l’éveil d’un autre. Encore et encore. Éternel refrain d’une existence sans but ni terme.
« Eh Monsieur, vous devriez y aller plus doucement avec vos images. Avec tous ces types à poil, Damien ne tiendras jamais de pas jusqu’à la fin du cours ! »
Une vague d’hilarité secoua la masse d’élèves qui se pressaient dans la salle. Le garçon avait été tiré de ses pensées. Surpris, un peu oui. Alarmé plutôt. Un frisson étrange lui parcourait l’échine. Sans laisser cet émoi curieux trahir sa figure, il balaya du regard la foule moqueuse, lui qui ne riait pas. Avachi sur son siège tel un roi en sa demeure, Gabriel affichait un sourire satisfait. Un sourire d’ange aux ombres sataniques. Le venin de ses iris allait tout droit se planter dans le dos d’un de ses congénères. Un autre qui ne riait pas. Un autre qui n’avait pas sillé.
« Monsieur Duboismont ! Je ne tolèrerais pas un tel comportement dans mon cours ! Encore moins à l’encontre de l’un de vos camarades qui…
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Oh mais ne vous donnez pas la peine de me défendre Monsieur. »
Les ricanements se turent de concert avec la réprimande désuète du pauvre professeur. Le temps lui-même sembla s’arrêter pour écouter la plaidoirie de l’accusé. Un jeune homme au nez trop grand et au sourire d’une effrontée confiance. Damien qui, dans mouvement grandiloquent et théâtral, s’était tourné pour mieux faire face au masque refroidi de son bourreau.
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C’est extrêmement touchant de savoir que Gabriel s’inquiète pour moi. Mais ne t’en fait pas pour moi mon bichon, tout va bien de ce côté-là. Du tien en revanche… Tu sais que si tu as besoin d’aide, je suis là !
Frémissement de rires. Gloussements étouffés. L’hilarité était présente, rosse, cinglante. Pourtant, elle n’osait s’exprimer à son aise. Car il y avait la gêne également, la crainte d’un violent et brusque retour de bâton. On se contentait de pouffer, derrière son coude, les joues broyées par des molaires nerveuses.
Ce ne fut pas cette joie ni ce mal-être qui saisit le corps du garçon, non. Ce fut une bourrasque stupéfaite. Le souffle violent et paralysant d’une étonnante admiration. Il ne voyait pas ces lèvres se tordant de douleur, ni ces joues pourrissant sous l’effet d’une méchanceté puérile. Non. Il ne voyait que ce visage couvert de tâches de rousseurs, ce regard droit, cette allure fière, inébranlable. Il voyait Damien, dans toute la fascination que son aura exerçait sur lui. Dans toute cette splendeur que lui n’aurait jamais. Il voyait Damien, et le spectacle de son camarade martyrisé lui crachait à la figure celui de sa propre laideur.
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Qu’est-ce que t’insinues là ?!
La haine de l’agresseur s’était extirpée de sa gorge dans un étranglement absurde. Gargouillis de mépris injustifié. Lambeaux d’un honneur que l’un voulait sauf alors que d’autres cherchaient à le bafouer. Ses veines étaient gorgées du sang amer des prédateurs. Le plissement de son front traduisait l’affront immonde qu’il tentait d’essuyer. Une bête sous des boucles blondes et innocentes. Un monstre avide de larmes et de souffrances. Ce frère jumeau et pourtant si différent qui se dressait avec menace pour arracher le bout de viande qu’il convoitait. Plus personne ne riait dans le pièce.
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Cela suffit ! tonna le professeur, retrouvant enfin un semblant d’autorité. Duboismont, encore un mot est ce sera la porte ! Et il en va de même pour vous Briancourt !
Un frisson parcouru le corps du garçon. Vague souffle de mal-être, ombre d’injustice. Entendre son nom associé à une telle vilenie le perturbait. Il se savait affilié à cette haine, il se savait confondu par l’animosité de son frère. La tâche sur ce nom était une souillure sur son visage. Indélébile et coupable. Complice méprisable d’une cruelle injustice. Ses ongles torturèrent le stylo qu’ils serraient jusqu’alors. Énième victime de son impuissance.
Le calme était revenu. Un calme poisseux, lourd de silences et de non-dits qui broyaient les cœurs. Un calme factice, trêve d’emblée périssable, dont la simple présence annonçait la reprise prochaine des hostilités. Gabriel ruminait sa colère en faisant tourner une gomme entre ses doigts. Damien, tronc face au tableau, sourire aux lèvres, semblait ignorer la menace qui pesait sur ses épaules. Trublion dans un royaume hostile. L’effronté vainqueur d’une stupide querelle. Il l’hypnotisait.
Il y avait toujours eu quelque chose de différent. Au fond de lui. Il y avait toujours eu ce morceau de poussière perturbant le fonctionnement supposé parfait de la machine cassée qu’il était. Une impureté étrange qu’il avait préféré ignorer à défaut de pouvoir la comprendre. Comment aurait-il pu en être autrement ? Aucune salissure de ce genre n’avait existé dans le monde qu’il habitait. Dans son monde à lui, celui où l’on pouvait être mauvais tant que les règles le justifiaient. Où l’on pouvait être cruel si d’autres s’en exemptaient. Dans ce monde glaçant, le doute n’était pas de mise. La dissidence était réprimée. Car dans ce monde-là, il n’y avait que du bien ou du mal, du blanc et du noir. Pas un soupçon de gris, pas l’ombre d’une pâle couleur. Il y avait les règles et un chemin tracé. Il y avait des regards et des paroles blessantes. S’éloigner de cette devise étouffante revenait à choisir une lente agonie. Une vie de tourments plutôt qu’une vie sans saveur. Le choix des rois laissé aux miséreux.
Gabriel était un de ces rois. Petit prince au pays des empereurs. Il était beau, il était brillant, il était fort. Il avait cette allure de vainqueur que tous admiraient. Il avait ce verbe orgueilleux que chacuns saluaient. Il était l’incarnation répugnante de ce monde de bêtes. La figuration même de ces ténèbres où se déchiraient chiens et loups dans une glorifiée bataille. Il était ce frère, sublime et adoré, qui écrasait de sa splendeur désirée la silhouette incertaine de son jumeau. Cet autre visage. L’autre facette d’une même pièce. Moins beau, moins brillant, moins fort. Moins odieux et arrogant également. Une ombre, une vulgaire présence dans la fresque grandiloquente de son existence. Là, juste-là. Un faire-valoir parmi d’autres. La preuve ineffaçable d’un échec.
Dans ce monde trop codifié, trop étriqué, le garçon se sentait à l’étroit. De trop. Il ne le sentait pas en réalité, il le savait. Il était un parasite. Le morceau de poussière dans la machine, c’était lui. Lui qui ne satisfaisait pas les lourdes attentes qui avaient un temps pesées sur ses épaules. Lui, le frère caché, le rejeton encombrant, la cinquième roue du carrosse. Reproches étouffants pour un enfant. Il avait essayé pourtant, d’écraser sa différence, de parfaire ses imperfections, de taires ses dissonances. Il avait essayé, encore et encore, dans l’ombre de cette fringante réussite, sous le regard innocent de cet autre qu’il détestait déjà. Cet autre qu’il aimait, il n’y a pas si longtemps. Cet autre qui, de par sa simple existence, lui renvoyait sa différence. Gabriel. L’ange adoré et méprisé. Ce monstre grandissant, étranger à sa propre cruauté.
Ces jeux qu’il haïssait, il s’efforçait de les aimer. Ces paroles qu’il méprisait, il s’évertuait à les prononcer. Ces courbes qui le laissaient de marbre, il s’appliquait à les désirer. Quand tout le monde louait le bonheur d’une partie de foot, lui rêvait de musique, quand tout le monde glorifiait la force des poings, lui aspirait au calme d’une discussion. Quand tous ses camarades fantasmaient la ligne tout en cuir de Sandy, lui admirait secrètement celle couverte d’huile de Danny. Cette différence, cette odieuse divergence, il ne l’avait jamais comprise. Jamais. Jusqu’à un certain jour. Un jour maudit de tous où l’éclat offensant d’un sourire vint mettre un terme définitif à un amas d’instables certitudes.
Il se rappelait encore des vêtements qu’il portait ce jour-là. Au milieu de cette jungle de sweats à capuches sombres, Damien et les lignes bariolés de sa chemise détonnaient avec un certain outrage. Une forme de provocation assumée que soulignait à merveille son allure assurée et son large sourire. Il n’était pas particulièrement grand, mais l’éclat de son aura lui conférait la hauteur d’un roi. Il était entré dans la classe d’un pas tranquille, sous l’œil sceptique du professeur. Lui et sa folie, ses pupilles pétillant avec malice sous l’amas désordonné de ses cheveux. Lui, dont la constellation de tâches de rousseur prédisaient la malice. Enfant perdu au milieu des loups.
C’était la première fois que le garçon contemplait un tel personnage. Son apparition fut une claque, une brusque révélation. Ainsi donc il était possible d’être différent. Ainsi donc l’existence ne se réduisait pas à cet entrelacs d’inconfort et à cette dichotomie étouffante. Ainsi donc il était possible de sourire, de vraiment sourire. Le garçon aurait pu en tomber de sa chaise s’il n’avait pas été aussi entouré.
Il n’était parvenu à détacher son regard de sa figure. Comme happé qu’il était par le magnétisme mystérieux de cet illustre inconnu. Cette petite étincelle de folie dans un monde jusqu’alors si terne. Le courage de Damien le fascinait. La force qu’il avait d’oser exprimer ce qu’il était, d’oser se dresser contre les injonctions opprimantes de l’univers auxquels ils appartenaient tous deux. Une bravoure qui ne mettait que plus en avant sa propre couardise. Une claque d’une violence inouïe. Des trombes d’eau glacées qui s’abattirent sur lui dans un soudain cataclysme.
Il n’avait pu détacher son regard de lui non, et l’autre s’en aperçu également. Ce fut bref. Une fraction de seconde sûrement. Un grand rien. Mais leurs pupilles s’agrippèrent. Leurs deux âmes se découvrirent l’une à l’autre. Un gouffre. Un effrayant précipice. Ils comprirent l’indicible. Ils comprirent ce que l’autre cachait mais ne savait encore. Ils se comprirent. Fraction de seconde. Le garçon détourna les yeux, Damien ne le regarda jamais plus.
L’effondrement vint plus tard, après le silence, après le regard, après ce mystère et cette fascination inavouée. Elle vint par le biais d’un murmure. Léger frémissement qui animait la masse trop curieuse. Des chuchotements, flopés de messes basses. Le frisson d’un secret qui finit par échouer dans ses oreilles. Là, dans le creux de ses tympans. Deux cruelles lettres. Deux cruelles et odieuses lettres qui mirent un terme à une vie de déni, ainsi qu’au mince filon d’espoir qu’il nourrissait encore.
PD.
Damien était un « PD ». Nouvelle claque. Gifle. Tornade plutôt. Les rêves du garçon venaient de s’effondrer. Ils avaient explosé, en d’innombrables morceaux de larmes et de cris. Chute silencieuse mais néanmoins funeste, fatale. Car tout venait de prendre sens. Un sens violent et brusque. Son regard se braqua une fois de plus dans la direction de cet oiseau de malheur. Sentiment de mal-être. Il avait envie de vomir. Il croyait s’évanouir. Non pas à cause de l’identité prêtée à cet inconnu, non, mais parce qu’il venait de comprendre ce qu’il avait toujours voulu ignorer.
PD.
Damien n’était pourtant pas l’une de ces folles que l’on dépeignait dans les médias. Il n’était pas l’un de ces dégénérés à paillettes que décrivaient ses parents ni même de ces malades répugnant aux crânes rasés qu’incendiait son professeur de biologie. Il était confiant. Il était éclatant. Il était fabuleux. Et il était PD.
Cette simple affirmation remettait en doute tant de choses. Trop de choses. Mais surtout, elle en mettait une dernière en lumière. La question de son mal-être. La question de cette soi-disant différence qui le faisait tant souffrir. Une réponse jusqu’alors inenvisageable venait de germer. Et cette réponse l’horrifiait. Elle l’horrifiait d’autant plus qu’il la savait vraie.
La sonnerie retentie. Retour à la réalité. Il n’était plus question de se perdre dans d’insondables pensées. Il fallait se lever, plier bagages, rassembler les quelques monceaux de connaissances qui jonchaient son bureau puis partir. Fuir vers d’autres horizons, d’autres tourments. Le brouhaha gronda dans la salle. Des cris, des rires, inutiles paroles d’adolescents. Le professeur beuglait en vain ses dernières consignes. Rien à faire. Certains avaient déjà déserté les lieux.
Un soupir s’échappa des lèvres du garçon. Son sac était lourd. Il ferma la dernière bretelle. Sa veste en jean sombre alla coiffer ses épaules. Comme d’habitude, il était le dernier. Le dernier à se lever, le dernier à saluer, le dernier à sortir. Il avait toujours été le dernier en tout. L’homme ne lui adressa même pas un regard. Tête baissée, mains dans les poches, il s’extirpa de la pièce.
Un bruit parvint à ses oreilles. Une voix. Âpreté qui ne lui était pas inconnue. Des ricanements. Il fronça les sourcils. L’aurait-il attendu ? Lui ? La brebis galeuse ? Non. Cela ne lui ressemblait pas. Son cœur eut une poussée curieuse. Pourtant il y avait bien cette voix. Là, juste derrière la porte.
Il déchanta bien vite. Il ne s’était attendu à rien en vérité. Mais la douche ne fut pas moins froide. Bien évidemment que Gabriel ne l’avait pas espéré. Cela faisait des années que ce dernier avait dû oublier son insignifiante existence. Non, son cruel jumeau n’avait eu que faire de son absence, mais il s’était inquiété d’une autre. Une autre victime. Ou plutôt, une redondance prévisible. L’adolescent resta figé à l’angle du mur.
Troupeau de hyènes encerclant leur proie. Troupeau de hyènes au centre desquelles siégeait un roi. Leur roi. Face au misérable s’apprêtant à finir ses jours sous le joug acéré de leurs crocs. Ils étaient là, amassés et prêt à mordre, excités par cette folie cruelle qui nourrissait l’aridité de leurs cœurs. Gabriel était superbe, droit, radieux, conquérant. Ses mains plaquaient contre le mur la silhouette devenue fragile de son ancien rival. Damien, bien peu à son avantage. Damien, seul parmi les loups. Damien, qui souriait toujours.
Ils lui pinçaient les joues, tiraient ses cheveux, chiffonnaient ses vêtements. Des sifflements de serpents et autres paroles affreuses s’échappaient de leurs lèvres. L’ange déchainait sa colère sur son sujet, semblant oublier les racines même de cette dernière. Les horreurs affluaient. Le garçon ne les entendait plus. Il avait cessé de les entendre, saisit par cette peur, cette crainte misérable, et cette odieuse fascination. Car en dépit de ce déluge, malgré la haine qui ne cessait de pleuvoir, Damien ne disait mot. Il souriait.
On jeta l’effrontée victime sur le sol, pour mieux la rouer de coups et l’assiéger de violence. Son sac fut éventré, ses entrailles répandues sur les dalles du couloir. Éclats de rires, dernière symphonie de jambes. Puis ce fut tout. Crachant leurs mépris à terre, les prédateurs s’éloignèrent, abandonnant derrière eux les monceaux sanguinolent de leur festin. L’appétit cruel des bêtes avait fini d’être rassasié. Les voix résonnèrent un temps dans l’obscure galerie. Jusqu’à ce que le silence ne s’installe de nouveau.
Rien. Pas un bruit. Pas un mouvement. Juste le poids paralysant de la culpabilité et de la lâcheté. Damien n’avait pas bougé. Le garçon non plus. Il n’osait plus respirer. Ses pupilles comme figées par cette masse qui gisait là, inerte, au milieu d’un amas de feuilles et de cahiers. Sa gorge était nouée. Il aurait pu étouffer, mourir ainsi, de honte, de peur, de ce il-ne-savait-quoi qui lui broyait le ventre. Mais la masse se mit à remuer. Damien n’était pas encore mort. Son sourire par contre ce faisait moins bravache, moins fier. Le jeune homme se releva, époussetant son pantalon, les cheveux en bataille. Il ne jeta pas un regard autour de lui, pas un coup d’œil au témoin misérable de son infortune. Pliant les genoux, il se pencha pour ramasser ses biens éparpillés. Ce geste fut un déclic. Un signal. L’adolescent sorti de son atonie. Brusque retour à la réalité. Réveil soudain. Il se précipita pour l’aider.
-
T’as perdu quelque chose Duboismont ?
Cette voix. Ce grain légèrement grave. Cette intonation profonde d’intelligence. Un frisson, une angoisse, un délice. Le garçon releva la tête. Il n’eut le temps de rien faire. Déjà, Damien avait récupéré ses objets souillés et s’était redressé. Son visage était insondable. Pas de colère, pas de douleur. Un masque d’affreuse indifférence. Le garçon se senti rougir. Mais qu’avait-il crut faire au juste ?
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Je euh… bafouilla-t-il avec misère en se relevant à son tour. Je voulais t’aider.
Haussement de sourcils surpris.
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M’aider ?
La surprise se mua en un sourire étrange. Damien fourra ses affaires dans son sac. La bandoulière pendait à son épaule. Devant lui, le garçon croyait fondre de honte. C’était la première fois qu’il lui adressait la parole. La première fois. Et chacun de ses mots respiraient un profond mépris.
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Je ne crois pas que ce soit moi qui aie le plus besoin d’aide ici…
Son cœur eut un bref arrêt. Sa chair se crispa, ses muscles se tendirent. Les paroles prononcées vinrent percuter son âme dans un violent tintamarre. Il savait. L’autre savait. Car il y avait ce regard. Et ce sourire qui s’était adouci. Bref mouvement de main, crissement de talons. Damien s’éloigna.
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Mais merci tout de même, à la prochaine Baptiste.
Il disparut. Comme cela. Apparition trop belle et trop humaine pour avoir été réelle. Quelques phrases misérables après des mois de silence. L’autre ne bougea pas. Immobile. Pétrifié. Transformé. Son nom. Il avait prononcé son nom.
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Lucie Remer, Lille, septembre 2020
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