Lucie Remer
La conspiration Kiki
Il me regardait. Je le savais. Il me regardait le fourbe. Un air de défi derrière ses petits yeux lubriques et répugnants. Il attendait que je baisse la garde, que je détourne le regard. Fou qu’il était. Je ne me laisserai plus avoir. Mes pupilles oscillèrent brièvement en direction de mon formulaire encore vide, avant d’aussitôt revenir se braquer sur la carcasse de plastique. Ce fichu document n’allait décidément pas se remplir tout seul. J’incendiais d’insultes silencieuses mon infatigable adversaire. Une seconde. Deux secondes. Il n’avait pas bronché. Je saisis lentement mon stylo. La bête ne bougeait pas. Je plissais les yeux. Non. Pas de mouvement. Silencieux. Docile. Il semblait apprendre de ses erreurs l’animal. Ma vigilance coula vers la feuille. Alors. Nombre de micro-processeurs. La pointe se posa sur le papier. L’encre tâcha la page. J’ouvris le fichier de ma mémoire. Brusque sonnerie. Je sursautai aussitôt. Le papier se déchira sous la pression de la mine. Ah ! Je le savais ! L’immonde fils de chacal !
Le septième ! C’était le septième en moins d’une heure ! Bon sang, mais ils devaient tous s’être passé le mot ! Je réprimais la déferlante d’insultes peu gracieuses qui me brulaient la gorge. Restons calme, conservons notre sang froid. Mes doigts se crispèrent autour du plastique rose de mon stylo. La sonnerie du misérable téléphone continuait de retentir dans l’espace. Je la laissais brailler, considérant sans broncher le profil insupportable de l’appareil. Il allait sûrement finir par se fatiguer. Oui, sûrement. De toute façon je m’en fichais. Je ne répondrais pas cette fois-ci. Marre à la fin. J’avais déjà suffisamment donné. Je ne connaissais même pas le numéro qui s’affichait sur l’écran ! Encore un illustre inconnu venu me conter l’ampleur désastreuse de sa pitoyable existence. Ben voyons, la belle affaire tiens. Comme si je n’avais que cela à faire. Écouter leurs problèmes. Foutus problèmes ! Et moi alors, je n’en avais pas moi des problèmes ?
Rien que ce matin tiens, en faisant cuire les pancakes de Louis, je me suis trompée de bouteille. Faut dire qu’avec l’autre sac à puces dans les pattes aussi… Et voilà que monsieur commence à râler, à me dire que le sirop d’érable et l’huile d’olive, franchement, ça n’avait pas tout à fait le même goût, qu’il allait passer une journée de chien à crever d’envie de s’empiffrer de paëlla, et patati, et patata. Et est-ce que je me suis plainte moi ? Non ! À cause d’un caniche à la noix j’allais devoir passer ma soirée à cuisiner puis à bouffer une fichue paëlla, mais je gardais cela pour moi ! Je n’étais pas allée pleurer ma misère au bout d’un téléphone ! Non mais. J’étais allergique aux fruits de mer en plus… Foutu clébard. Je lui conterai deux ou trois mots sur sa manière de japper au Kiki moi quand je rentrerai !
L’insupportable sonnerie s’était enfin tue. Je secouai la tête, mordillant l’extrémité de mon stylo. Non mais quelle blague, vraiment. J’avais encore en tête le souvenir du premier de la journée, une véritable bête de concours celui-là ! J’étais en pleine élaboration d’une liste de course détaillée pour la conception de ma paëlla. Quand je disais qu’ils ne m’appelaient que pour me pourrir la vie. Donc le téléphone se met à sonner et moi, bonne âme que je suis, je décroche. Bonne gourde oui ! Voilà que je me retrouve à taper la causette à un pauvre type qui me raconte que son ordinateur ne marche plus, que c’est très très grave parce qu’il devait envoyer je ne sais quel document à je ne sais quel établissement vachement sérieux, et qu’il était vraiment dans la panade. Une histoire d’organes, de vie ou de mort, bref le charabia habituel quoi. Et moi je l’écoute, je le plains, je lui dis que c’est vraiment un malheureux petit bonhomme, que la vie était beaucoup trop injuste avec lui mais qu’il ne fallait pas s’en faire, que ce n’était pas si grave, et que finalement ce qui importait vraiment ce n’était pas de réussir mais d’essayer. Bref, je le console. Sympa quoi. Et voilà que monsieur s’énerve, qu’il me traite d’idiote, d’incapable, d’inutile, à la limite du manque de respect. Je n’en revenais pas. Moi je me pliais en quatre pour lui faire plaisir, je lui accordais un peu de mon temps alors que j’avais assurément des tâches autrement plus intéressantes à accomplir, et lui pour me remercier il m’injuriait ! Abruti va. Enfin, je suis quelqu’un d‘extrêmement professionnelle moi. Calme et sérénité sont les maîtres mots de ma pensée. J’ai attendu qu’il se détende un petit peu puis j’ai pris ma plus belle voix, ni trop douce ni trop sévère, j’ai fixé le téléphone, puisque je ne pouvais définitivement pas le fixer dans les yeux, et je lui ai répondu bien posément « Écoutez Monsieur, vous êtes bien gentil avec vos histoires mais il faudrait que vous sortiez un petit peu de votre bulle, vous n’êtes pas tout seul au monde. Moi aussi j’ai des problèmes, ma mère a des problèmes, votre propre mère a des problèmes, et ce n’est pas pour autant qu’on vient toutes vous embêter avec. » Là, il m’a insultée et il a raccroché. Espèce d’ingrat. Bon débarra.
Je fis tourner mon stylo entre mes doigts quelques instants. La bête se tenait tranquille. Bien. Je me penchai de nouveau sur mon formulaire. Toujours vide. Et déchiré de part en part. Bravo. Félicitation illustre inconnu ! Froissant le papier, je plissai les yeux pour mieux viser la poubelle. Bim ! Dix points ! Championne. Appelant humblement au calme la foule excitée de mes supporters, j’étalai un document vierge sur le bureau. Mon regard le parcouru brièvement. Soupir fatigué. Il était vide lui aussi, bien évidement. L’horloge sonna onze heures. Je sursautai. Et voilà, on allait encore m’accuser de ne rien faire.
Parce que c’était cela, le vrai fond du problème. Écouter des pauvres demeurés pleurer au téléphone, passait encore, mais ces misérables égoïstes me dévoraient un temps précieux ! Baisse de productivité, revenus déficitaires, mise sur la sellette. Elle m’en avait sorti tout un baratin Madame la directrice. À l’écouter, l’entreprise aurait perdu cinq pour cent de son chiffre d’affaire depuis que j’étais arrivée. Comme si c’était de ma faute. Notre grande et belle famille souffre qu’elle avait dit. Menteuse. Moi dans ma famille personne n’avait jamais menacé de me mettre sur une sellette. Encore moins sur une sellette éjectable ! J’ai bien essayé de lui expliquer que ce n’était pas de ma faute, que l’on m’interrompait constamment dans mon travail, et que même si je n’étais pas une grande partisane de l’inceste, je l’aimais bien moi, notre petite famille. Et bien je le donne en mille, elle n’a rien voulu entendre. Pas son affaire qu’elle a dit. Avec sa vielle face de sorcière. Face qu’elle n’avait pas si vieille en réalité. Je plissai les lèvres. Pas son affaire, pas son affaire… Jusqu’à preuve du contraire, c’était bien plus son affaire que la mienne !
Pourtant elle avait bien l’air contente quand elle m’a embauchée l’autre jour. Un grand sourire, des paroles toutes douces. « Vous savez ici, ce qui importe avant tout, c’est le facteur humain. Nous tenons absolument à entretenir un rapport de proximité et d’écoute avec nos clients. Eux aussi font partie de la famille. Nous sommes un même corps. Une seule âme pour avancer ensemble vers un futur brillant. » Le genre de fille qui devait avoir des problèmes avec son père, ou avec la drogue à la rigueur. Parce que personnellement, je ne le trouvais pas sain du tout son rapport à la famille. Enfin je ne lui ai rien dit de ce que je pensais. Ce n’était sûrement pas son affaire là encore. « Pas besoin d’avoir fait l’ENA ici » qu’elle a ajouté. « Un joli sourire, une parole bien trouvée, et le tour est joué. » Mouais. ENA ou pas, si on ne me laissait pas bosser tranquillement moi, je n’y pouvais rien.
La pointe de mon stylo vint se promener dans l’angle du formulaire. Un trait, deux traits. Une petite farandole de boucles. C’était joli. Cela ressemblait à une fleur. Je contemplai mon œuvre, la mine satisfaite. J’avais fichtrement bien fait de changer la recharge d’encre. Ce vert pomme rendait la chose beaucoup plus gaie ! Ils ne pourront plus dire que je tire au flanc à présent, mon dur labeur sera écrit vert sur blanc ! Ah ! Pas besoin de faire l’ENA pour briller d’intelligence.
Onze heures et quart. Je me figeai. Bon sang de papier. Et voilà, maintenant je n’arrivais plus à me concentrer. Oh que je méprisais ce téléphone ! Il me pourrissait l’existence. Je baissai de nouveau la tête, enfouissant mes doigts dans mes boucles agacées. À ce rythme-là, j’allais finir par réduire en miettes mon superbe brushing. Des heures entières passées devant ce foutu miroir, bigoudis dans les cheveux, à ne pas oser sortir pour ne pas couvrir ma personne de ridicule. Louis avait failli démonter la porte d’ailleurs. Il avait besoin d’aller aux toilettes, qu’il braillait. Tu parles, il voulait simplement percer le secret de mon incroyable beauté. Jaloux qu’il était. Qu’est-ce qu’il croyait ce doux naïf ? Qu’avec ses trois poils sur le caillou il pourrait prétendre me faire de l’ombre ? Va dehors, je lui ai dit. Kiki fait bien ses besoins dans le jardin lui, et il n’en fait pas toute une histoire. Je suis pas un chien qu’il m’a répondu. Je ne voyais pas le rapport. Il a continué à râler. Ce devait être une mode nationale. Tous les mêmes. Comme j’en avais plus qu’assez d’écouter les lamentations de l’humanité à longueur de journée, j’ai augmenté le volume du poste de radio. À ce moment-là, monsieur l’insatisfait a jugé intelligent de ramener sa tronçonneuse. Toujours dans l’extrême ce Louis décidément. J’ai consenti à lui ouvrir la porte. J’avais beau tenir à mes principes, je gardais tout de même certaines limites… Ça coûtait un bras une porte de salle de bain !
J’ai raconté mon histoire à Chantal. Celle des coups de téléphone, pas de la porte, elle avait l’habitude de celles-là. Une semaine que ça dure, que j’ai dit, tous les jours, de huit heures à seize heures. Ça ne s’arrête jamais. Elle a plissé les yeux derrière ses lunettes, esquissant cette petite moue qu’elle faisait toujours quand elle réfléchissait. Je la connaissais par cœur, sa moue : sourcils froncés, lèvres pincées, les paupières comme deux fentes. Quand elle faisait cela, je ne pouvais m’empêcher de me demander s’il fallait forcément avoir l’air constipé pour paraître intelligent. Parce que le cas échéant, il me semblait foutrement plus malin de choisir d’avoir l’air stupide. Elle est restée ainsi quelques minutes, poussant des petits couinements inspirés par moments, avant de brusquement se redresser en hochant la tête. Pas un mot. Rien. Elle s’est contentée de sourire en sirotant distraitement son thé au gingembre. Je la fixais avec un mélange d’admiration fascinée. Elle m’impressionnait quand elle faisait cela, Chantal. Elle n’avait peut-être jamais mis un pied à l’ENA elle non plus, mais bon sang qu’est-ce qu’elle faisait bien semblant !
Tu veux que je te dise ce que j’en pense, qu’elle m’a demandée. Je me suis penchée vers elle. Ben non, bécasse, surtout ne dit rien, tu risquerais de m’aider. Bon j’avoue, je ne lui ai pas vraiment dit cela, elle aurait pu mal le prendre. Mais des fois, cela se voyait peut-être un peu trop qu’elle n’avait pas fait l’ENA Chantal. Ta voix. Ben quoi ma voix ? T’as une trop belle voix, les mecs ça les rend dingues. Je me suis redressée, inspirée à mon tour. Sa théorie tenait debout. Enfin presque. Je lui ai précisée que ce n’était pas uniquement des hommes qui s’amusaient à me faire perdre la tête, les femmes y trouvaient également très bien leur compte. Argument qu’elle a balayé d’un revers de main, comme si j’étais la dernière des idiotes. D’après elle ce n’était plus un critère, aujourd’hui, garçon ou fille, le genre n’importait plus. Ce n’était pas bête, même si ce n’était quand même diablement pas de chance. Qu’est-ce que j’y pouvais moi, si j’avais une jolie voix ? Je n’allais tout de même pas me mettre à fumer comme un tracteur juste pour pouvoir travailler dans des conditions décentes ? Et puis j’aimerai bien qu’on me donne le nom de l’enflure qui avait balancé le tuyau aux autres. Un, passait encore, mais je n’allais pas commencer à jouer les psychologues à la voix sexy pour tous les narcotiques dépressifs du coin !
Je relevai de nouveau la tête en direction de l’horloge. Onze heure vingt-et-un. Vingt-et-une minutes et pas un seul appel. Cela devait relever du miracle. Même si j’avais déjà connu mieux. Une demi-heure. Une demi-heure de tranquillité inespérée cependant passée à se morfondre d’angoisse, les yeux braqués sur cette machine infernale. J’en étais venue à redouter les sonneries de mon propre téléphone lorsque je me trouvais chez moi. Ils me rendaient dingues. Je soupçonnais une conspiration. Un plan machiavélique afin de percer les secrets de mon charme, de mes bouclettes, de ma voix. Ou pire. Afin de me faire engloutir une répugnante paëlla ! Ah ! Monstres qu’ils étaient !
Pourtant tout le monde semblait trouver cela normal. Régis à l’accueil, Aude à la compta, ils voyaient parfaitement le calvaire que j’endurais dans mon petit bureau aux vitres sales. Ils le voyaient bien mais ils ne mouftaient pas, les saligauds. Pas le moindre regard compatissant, ni même l’esquisse d’un sourire encourageant. Rien ! Je les retenais ces deux-là. À tous les coups ils faisaient partis de la combine. Des agents infiltrés. Oui voilà. Il y avait toujours des agents infiltrés dans les bons films d’espionnage. Je n’étais pas sortie de la dernière pluie moi. Pas de l’ENA non plus, certes, mais je n’en n’étais pas plus idiote. Je l’avais parfaitement cerné, leur petit jeu.
« Tu ne crois pas que tu exagères ? » Je le retiens le Louis. Je lui avais gentiment fait part de mes angoisses et lui il osait me trouver ridicule. C’était pourtant sa petite femme adorée qui risquait de se faire enlever par la gestapo sovietico-kurde du treizième duche sur le pas de sa porte ! Un lâche cet homme. Il n’avait même pas bronché quand je lui avais demandé son avis sur l’intonation sublime de ma voix. Avachi dans son fauteuil, la moustache plongée dans les pages de son foutu journal, à peine s’il s’était donné la peine d’hausser les épaules ! Normal, qu’il m’a sorti. Normal… Mais normal de quoi ?! Il ne se rendait décidément pas compte de la chance qu’il avait celui-là ! Tous les mêmes ces gros bonhommes. De toute façon je le savais. Quelque chose avait changé depuis quelques mois. Il ne me regardait plus. Du moins, plus comme avant. Avant il m’appelait sa biquette, son poussin, sa choupette… Maintenant c’était Kiki qu’il appelait son poussin et sa choupette ! Ah ! Tel homme tel chien, comme disait le dicton. Il y avait forcément un dicton pour ce genre de problème. Il y avait toujours des dictons.
Mon regard glissa sur le post-it en cœur qui ornait le coin de mon bureau. Ma liste de courses. Pour la paëlla. Foutue paëlla. Où diable allais-je pouvoir trouver autant de moules et de crevettes en plein mois de février moi ? J’en vomissais d’avance. Tout cela pour finir gonflée comme un bibendum sur un lit d’hôpital. Il fallait que je sois une sacrée idiote pour faire des trucs pareils moi. Non. Ma main vint agripper le misérable morceau de papier. Je devais le surprendre. Rallumer la flamme, comme on disait si bien dans les livres. Mes doigts se resserrèrent sur l’accumulation de tirets répugnants. Accomplir quelque chose de nouveau, de grisant. Histoire de faire comprendre à Kiki que nous ne jouions définitivement pas dans la même cour.
Mon regard balaya brièvement l’espace, à la recherche d’une quelconque source d’inspiration. J’avais lu un truc du genre dans un magazine l’autre jour. Une femme qui avait demandé son compagnon en mariage en lui interprétant son morceau de rock préféré. J’avais trouvé la démarche incroyablement romantique. Car oui, j’aimais le romantisme. Après bon, je ne comptais pas demander Louis en mariage, il ne fallait pas exagérer non plus, mais je pouvais toujours le surprendre un peu. Voilà. Parfait. Un sourire satisfait s’étira sur mes lèvres. Maintenant il s’agissait de songer à une activité qui faisait vibrer mon lourdaud d’homme. Mon sourire s’évanouit aussitôt. Louis était dingue de boxe thaïlandaise. Il ne jurait que par cela. Un gros muscle par-ci, un autre biceps dégoutant par-là. Je me laissai sombrer sur mon siège. Mouais. J’aurais plus vite fait de revendre Kiki. Hors de question de devenir tétraplégique sous prétexte d’avoir l’air un brin originale.
De toute façon Chantal disait toujours qu’il ne fallait jamais chercher à trop en faire avec les hommes. Donne-leur un œuf, ils voudront le bœuf qui va avec, qu’elle m’avait sorti. Elle avait toujours raison quand on parlait d’hommes, Chantal. C’était qu’elle en avait vu passer des messieurs, depuis le temps. Et pas toujours des biens frais d’ailleurs. Divorcée trois fois, mariée cinq, si cet incroyable palmarès n’était pas gage de sûreté, je demandais à voir. Et puis bon, quoiqu’il en soi, je n’avais pas la place de faire tenir un bœuf dans mon salon.
Brusque sonnerie. Je sursautai, tirée tout aussi sèchement du flux passionnant de mes pensées. La bête s’était réveillée. Une fois de plus. Elle avait voulu me prendre par surprise l’ignoble créature. Immondice électronique. Suppôt de Satan ! Eh bien vas-y, hurles ta victoire misérable boîte de plastique ! Oui, crie, chante, pleure ! Car c’était chose faite ! J’étais surprise, là encore ! Tout cela à cause d’un sale caniche pas même foutu de se trouver un surnom décent. Je broyai le post-it dans la paume de ma main. Onze heures vingt-neuf. À une minute près j’explosais mon record. Un coup de Régis. Ma main à couper qu’il l’avait fait exprès ce scélérat ! Je le retenais celui-là.
« On peut savoir ce que vous attendez pour décrocher ce téléphone Marie-Christine ? »
Je me figeai. Bon sang. Cette voix. Ce n’était pas Chantal. Ni un imposteur ennuyant. Encore moins Kiki. Non. C’était la voix de l’ENA.
Je relevai les yeux. Bien droite dans son tailleur bleu, ses cheveux bruns tirés en un chignon plat et les traits de son eye-liner plissés dans une grimace sévère, Madame la Directrice me fixait de son air mi-intrigué, mi-agacé. Madame la directrice. Dans mon bureau. Bon sang. Mais qu’est-ce qu’elle fichait ici celle-là ? Me redressant immédiatement sur mon siège, je m’empressai de secouer la tête pour mieux clamer mon indéniable innocence.
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Ah mais je vous assure madame, je n’y suis pour rien ! me défendis-je aussitôt. Ça n’arrête pas depuis ce matin ! Impossible de se concentrer ! J’ai même songé à le débrancher ce foutu téléphone, c’est vous dire mon sérieux !
Le masque de la sorcière se transforma en une moue stupéfaite. Elle ouvrit de grands yeux ronds avant de se pencher vers moi, ébahie. Mon implacable défense avait dû la saisir. Oui. Sûrement. Mais tout de même, elle n’avait pas besoin de l’afficher d’une manière si… ostentatoire. Cela frisait l’hypocrisie !
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Mais enfin Marie-Christine, vous allez bien ?
Ce fut à mon tour à présent de la regarder sans comprendre. Madame la reine-mère s’inquiétait de mon état de santé ? Sans blague. Le téléphone continuait de sonner bruyamment dans l’espace. Je réprimais une grimace. Oui oui, on ne t’oubliait pas toi.
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Vous êtes réceptionniste, Marie-Christine.
Réceptionniste ?
Elle se redressa. Je la regardai. Elle me regarda. Je jetai un coup d’œil au téléphone. Elle jeta un coup d’œil au téléphone. Je relevai les yeux. Elle hocha la tête. Ah. Oui. Zut.
« Service réception de l’entreprise Sonic-Et-Vous, bonjour ? »
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Lucie Remer, Séoul, Mars 2020