Lucie Remer
Feuilleton temporel
9 mai 2122 – France
La pastille verte s’allumait par intermittence. Tantôt scintillante, tantôt déchue. Une touche de lumière dans un univers bien terne. Il faisait obscur dans la pièce. Pas de fenêtre, pas le moindre soupçon de jour. Rien. Seuls dominaient ces murs gris à la surface trop lisse. Quelques ombres imposantes. Des blocs de métal, amoncellements de tuyaux. Et cet infime clignotement. La machine était en veille. Elle attendait son maître.
La rumeur ne se fit pas attendre. Un bruit lourd, régulier. Celui de pas sur un sol dur. Une démarche lente et pourtant assurée. Un corps se mouvait. L’heure approchait. Fraction de silence. La porte coulissa. De la lumière, un souffle d’air frais. Les ténèbres se réfugièrent dans les recoins de l’habitacle. Une silhouette épaisse aux bras maigres se découpait dans l’ouverture. Un homme. Il resta un temps immobile, contemplant l’espace s’offrant à son regard. Puis il s’avança. Toujours aussi lent. Toujours aussi assuré. La pastille verte continuait de s’agiter.
La porte se referma dans un tremblement. L’homme s’était avancé. Au plafond, une ampoule malheureuse étirait vainement son éclat. Il était terne. La lumière avait fui, laissant à la pénombre le loisir de reprendre sa place. Cette absence de vie ne semblait pas chagriner le maître des lieux. Contournant un appareil aux boutons noirs, il prit place sur un fauteuil. Les roulettes crissèrent sur la surface métallique des dalles. Face à lui, trois écrans sombres, un clavier aux touches colorées et une petite pastille. Verte.
Son index s’écrasa sur le point de lumière. Un bourdonnement retentit dans la pièce. Bruit de soufflerie. Succession de flashs. La machine était en marche. Bras croisés, corps appuyé au dossier de son trône, l’homme regardait la magie opérer. Les pixels éclaboussaient son visage de taches colorées. Un courant d’air tiède lécha sa joue. Tout allait bien.
Les secondes s’écoulèrent ainsi, s’étirant jusqu’à devenir des minutes. Au râlement du moteur s’ajoutait le tintamarre des logiciels. Des bips et des tut. Joyeux concert pour oreilles averties. Arrachant son dos à la paroi du fauteuil, l’homme retira d’un tiroir une planche noire et lustrée. Léger cliquetis. La planche s’alluma. Une tablette. D’une caresse, son pouce fit défiler une liste de lettres. Des chiffres. Des mots. Parfois quelques images. Les mouvements s’arrêtèrent. Voilà. Il avait trouvé.
Parmi les trois écrans exposés devant lui, deux étaient vides. Le dernier se trouvait envahi de bleu. Une barre blanche siégeait en son centre. L’homme reposa la tablette puis amena vers lui le clavier resté jusqu’alors inerte. Ses doigts s’agitèrent. Un nom, un prénom, un chiffre, une date. Des données emplissaient la barre. Il arrêta son geste. Dernière relecture. Action.
L’écran vira au noir. Plus de bruit. Plus de souffle. Rien. Paupières closes, l’homme appréciait de ses doigts la douceur des touches. Elles étaient larges. Leurs surfaces polies. On les avait si souvent flattées. Il abaissa l’index. L’annulaire. L’auriculaire. Puis l’ensemble de ses membres. Une symphonie éclata. Douce. Violente. Elle embrasa ses oreilles avant de s’emparer de l’espace. Somptueuse musique. Gonflements. Ondulations. L’homme ouvrit les yeux. Le premier acte pouvait commencer.
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9 mai 1722 – France
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Les mouches volaient. Elles étaient trois. Noires, vrombissantes. Leur course formait des courbes désordonnées dans les airs. Elles tournoyaient, inlassablement, comme hantées par une idée folle. Au cœur de leur ronde, quatre petits paquets blancs. Des bûches au lait de chèvre. Odorantes, suintantes. Leur jus collait au tas de paille sur lequel elles avaient été posées. Quatre petites bûches attendant preneurs. Seules trois mouches malheureuses leur faisaient la cour.
D’un mouvement de main, Elsa chassa les mauvaises venues. Ces quatre fromages étaient son unique bien du jour. Sa marchandise. Elle l’offrait, l’exposait, aux yeux des clients. Personne ni prêtait garde. Jour de marché, tous venaient vendre, acheter, échanger. C’était à qui se montrait le plus offrant, à qui détenait la bourse la mieux garnie. Il fallait guetter, happer, enchérir puis surenchérir. Course au profit. Elsa était lasse. Assise sur son misérable tabouret, elle regardait défiler la foule. Sa voix restait coincée dans sa gorge. Elle avait déjà trop crié.
Trois heures qu’elle se trouvait là. Trois heures que le temps s’écoulait, sans que rien n’advienne. Son mari restait prostré sur le sol, le regard vide, une bouteille à la main. Autour d’elle s’agitaient deux mômes aux nez croûteux. Ses enfants. Sauvages, éreintants. Et ces passants. Ces femmes aux fichus gris et aux mines épuisées, ces hommes ventripotents et brailleurs, ces commerçants infatigables haranguant curieux et badauds. Tous. Elle les observait. Ils auraient pu se trouver ailleurs, que sa vie n’en n’aurait pas été meilleure. Trois heures. Et toujours quatre fromages. Leur crème commençait à s’affaisser. Personne n’en voudrait plus.
Les mouches continuaient à tournoyer. Leurs bourdonnements gonflaient. À rendre fou. C’était la fin de la matinée. L’affluence se faisait plus dense. Heure de pointe. Elsa posa son coude sur ses genoux, appuyant son menton dans le creux de sa paume. Ses paupières étaient lourdes. Elle avait sommeil. Tellement sommeil…
Bruissement de jupons. Grondement de flûte. La bergère redressa la tête. La masse épaisse s’agitait. Par-delà les rumeurs, au-delà des cris, un son. Non. Une musique. Un amas de notes qui enflait, enflait. Elle plissa les yeux. Les silhouettes se balançaient. Un pied, sur l’autre. Entre les ombres, un éclat de lumière. Ce bruit, celui de cordes que l’on gratte, de voix que l’on porte.
La femme se leva. Presque sans s’en rendre compte, un automate. Son être s’arracha à la prostration de l’instant, quitta le bois de son siège pour s’étirer, se tendre. Les arpèges s’infiltraient dans son corps, s’engouffraient dans ses muscles pour animer ses gestes. Elle fit quelques pas. Ses yeux fixaient le vide. Il n’y avait que cette musique, ces quelques accords. Captivants. Elle contourna le minuscule établi pour rejoindre la foule qui ondulait. Elle ne pensait à rien. Ne voyait rien. Des lignes noires sur un fond blanc. Quelques croches sur une mesure qu’elle avait toujours cru vierge.
Une idée germait dans son esprit. Littéralement. Une pousse tendre aux feuilles douces. Une tige ballotée par le vent. Un concentré de chlorophylle qu’abreuvait le soleil. Elle voyait une plante, là, dans ce désert immaculé. Juste derrière les rondes. Un tronc fragile aux branches tordues. Magnifique végétal, splendide création. Les yeux grands écarquillés, elle avançait. Maintenant, elle savait où.
Du bout des doigts, elle caressait la surface des échoppes. Du bois, de la pierre, des morceaux de tissus. Dernier contact avec cette réalité qui lui échappait. Tout avait basculé dans un songe. Il y avait cette musique, venue d’une autre époque, d’un autre monde. Les noires sonnaient dans son esprit. Plus profondes que l’orgue de l’église, plus vigoureuses que les bugles du seigneur, plus menaçantes que les cors de guerre. C’était tout, rien. Une idée. Un appel. Les corps se bousculaient autour d’elle. Ne comprenaient-ils pas ? N’entendaient-ils donc pas l’adresse ? Elle avançait, imperturbable, mutique. Les racines s’étiraient dans les replis de son esprit.
Bouffée de vent tiède. Elsa marqua l’arrêt. La musique sonnait toujours, les couleurs étaient revenues. Dans sa gorge, le souffle d’une voix bouillonnait doucement. Elle était arrivée. Là, juste devant son être suspendu, une table, des sacs. Amas de graines ne demandant qu’à trouver preneur. De l’autre côté, un homme au nez rouge et à l’épaisse moustache. Il l’observait. Elle ne le voyait pas. Il n’y avait que les sacs, les graines. La musique.
Elle tendit une main, une flopée de mots s’échappa de ses lèvres. Elle ne les entendait pas. Que signifiaient-ils ? Elle ne savait pas. Son corps agissait, suivant la succession des croches. Le rythme avait ralenti. Ses pulsations aussi. Sur son visage, elle perçu l’étirement d’un sourire. L’homme parlait. Lui aussi. Mais ces notes, ces notes étaient plus douces, plus belles. Un poids se déposa dans le creux de sa paume. Un tissu râpeux irritant la pulpe de ses doigts. Son cœur tressaillit. Le sentiment du devoir accompli. Ou le goût d’un subterfuge. Elle ne savait plus.
Ses pieds pivotèrent, les semelles de ses souliers crissèrent sur les graviers. La musique avait repris, plus vivante, plus joyeuse. Le pas dansant, l’allure rapide, elle s’enfonça dans la foule. On s’écartait à son passage. Une haie aux allures de victoire. Murailles étranges dont la forme et le sens lui étaient étrangers. Elle avançait sur ce chemin que lui traçaient les arpèges. Un bruit de flûte, un accord de guitare.
Puis le brouillard se dissipa. Elle était de nouveau là, debout, devant un étalage de paille. Quatre petits fromages dégoulinant de sueur. Un homme, bouteille à la main, effondré sur le sol. Et des cris. D’enfants. Son univers, rien qu’à elle. Dans sa main, un petit paquet de graines. Elle le regardait, sans comprendre. On tira sa jupe.
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Maman, maman ! T’étais où ? C’est quoi ça ?
Sa fille. Bruyante. Vilaine. Une tresse grasse entourait son crâne.
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Des graines.
La bergère s’agenouilla sur le sol, le regard toujours rivé vers ce trésor étranger. Cela ne pesait rien, cela ne valait rien, et pourtant… Elle avait le sentiment de tenir dans le creux de ses doigts toutes les richesses de l’univers.
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Nous irons les planter dans le jardin.
9 mai 2122 – France
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L’écran s’était couvert de pixels bleus. La barre blanche clignotait. L’homme avait retiré ses doigts du clavier. Soupir. Il s’affaissa sur son siège. C’était fini. L’étape avait été remplie, complétée, réussie. Un début. Bras ballants, il fixait le fracas de lumière. Les machines avaient repris leur chant lugubre. Une incitation impatiente. Il devait continuer. Tout de suite. Le monde attendait.
Poignée de secondes. L’homme se redressa. Sa main saisit la tablette posée sur la table. Il l’alluma. Le deuxième round pouvait débuter.
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9 mai 1922 - France
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L’herbe était verte, l’air frais. L’ombre des montagnes découpaient l’horizon. Tout autour, les pieds des vignes habillaient les collines. Un spectacle donnant à profiter de ce début d’après-midi. Mains sur les hanches, tête bien droite sous son couvre-chef, Charles de Latrière admirait l’étendue de son domaine. Grandiose et riche. Il n’aurait pas rêvé mieux.
Deux domestiques s’activaient au pied de la terrasse. L’un portait de lourds sacs de terre que l’autre déversait dans des pots de pierre. Le parterre de fleurs, explosions de couleurs en devenir qui ajouteraient à la demeure une touche de poésie tant méritée. L’homme fit valser son regard. Des bouquets, il passa aux buissons fraichement taillés, à la haie tout juste plantée, à ce banc dont il avait fait sculpter les courbures. Sept années de bataille acharnée pour un si parfait résultat. Un mince sourire étirait ses lèvres.
Il se revoyait, gamin, les flammes, les fourches, la haine. Les insultes giclaient aux fenêtres. C’était la fin d’une ère. Le début d’une nouvelle. Celle que d’aucuns osaient alors nommer La République. Il s’était enfuit avec sa mère et sa bonne nourrice. Son père était resté. Il ne l’avait jamais revu. Trente ans après, il tenait sa revanche. Le château, le domaine, ces montagnes, cette vallée… Tout cela était de nouveau sien. Il ferma les yeux. Son pouce caressa le médaillon qu’il avait dans la poche. Sa mère aurait été fière de lui.
Bruissement de feuilles. Une voix. Monsieur de Latrière tourna la tête. L’architecte étalait des documents sur la table du jardin. De sa bouche s’échappaient une flopée de mots dont le noble ne percevait pas le tiers. Du bruit. Silencieux, il regardait cet homme au chef ridicule et à la bouche trop grande. Une bien petite créature pour un maître artisan. On le lui avait chaudement recommandé. Erreur. Charles ne supportait pas le son de sa voix. Trente ans de bataille. Seul. Victorieux. Il n’avait nul besoin de ses conseils. Et pourtant…
« Concernant ces quatre chênes, je pensais les couper. Cela vous permettrait de profiter pleinement de l’étendue de votre domaine. Nous pourrions bâtir à la place un petit jardin d’hiver, ainsi que votre épouse le désirait. »
Le duc considéra un instant la figure de l’homme qui venait de s’exprimer, avant de faire osciller son regard en direction des arbres en question. Quatre fagacées, immenses, tout droit dirigés vers les cieux. Leurs troncs, régulièrement plantés dans le sol, tiraient une ligne parfaite. Dans la lumière du jour à peine déclinant, leurs imposantes silhouettes couvraient d’ombre une partie du parc. Ils étaient beaux, mais ils étaient de trop. Charles de Latrière laissa échapper un infime soupir. Il haussa les épaules et pivota le buste. Sa décision était prise.
Ses lèvres s’entrouvrirent. Ses dents scintillèrent à la lueur du soleil. Les mots étaient là, glissés sous sa langue, prêts à éclore. Mais ils s’emmêlèrent. À leur place, quelques notes, une musique du fond des âges. La fenêtre était ouverte. Joséphine et son clavecin. Oui. Non. C’était autre chose. Plus beau, plus fort. L’homme referma la bouche. Son regard s’était drapé. Un voile duquel éclatait un concert grandiose. Celui que clamait un jardin réveillé, celui que chantaient les pétales des fleurs et le souffle du vent. Charles avait fermé les yeux. Ses oreilles étaient restées ouvertes. Il écoutait. Jamais le monde ne lui était apparu aussi clair.
Les croches sautillaient, entrainant avec elles des rondes, des triolets. Les épaules du duc se balançaient. Il fit quelques pas sur le sol meuble. Ses jambes le portaient. Il était léger. Si léger. Son domaine était une aquarelle, une partition vierge qu’il devait composer. L’herbe se glissait sous ses bottes. Elle était tendre, humide. Son odeur imprégnait sa chair. Narines béantes, il s’en délectait. Les accords sublimaient sa saveur. Il était bien.
Puis une voix. Grave, puissante. Non. Des voix. Quatre. Des ténors, des barytons. Dressés devant lui. Il s’approcha, courut presque. Leur chant était une prière, une lamentation magnifique. Les notes s’élevaient le long de leurs corps. Il percevait les traces de leurs passages. Des trainées lumineuses s’élevant vers les cieux. Certaines se précipitaient vers lui, l’enlaçaient de leurs mélopées, déposaient en son âme des complaintes. Il restait là, immobile. Quatre anges. Ils les écoutaient, ils les admiraient. Il ne savait pas. Il n’y avait plus que ce chant, ces voix, cette musique. Lui-même avait disparu, écrasé par ce spectacle.
Les couleurs s’adoucirent, les contours s’épaissirent. La musique s’envolait, doucement. Il ne restait qu’un infime murmure porté par le vent. Charles battit un instant des paupières. Il se trouvait au pied des quatre chênes, sa maigre silhouette engloutie par leurs ombres. Ses lèvres étaient entrouvertes. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. La musique, les voix. Tout s’était envolé.
Un oiseau. Le froissement d’un écureuil. Le duc tourna la tête. Derrière lui, sourcils froncés, bouche close, l’architecte. Il l’observait. Charles n’aurait su dire ce qu’il faisait ici, les pieds dans la boue. Le sang affluait dans ses veines, l’air gonflait ses poumons. Dans le ciel, les nuages défilaient. Il ne savait pas ce qu’il faisait ici non, mais il était en vie. Cette vérité lui apparut merveilleuse. Un sourire immense s’étala sur sa figure.
« On ne les coupera pas. Tant que cette demeure appartiendra à ma famille, ces arbres resteront debout. »
9 mai 2122 – France
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Quelques notes de clavecin sonnaient dans son esprit. L’homme reconnaissait de rares accords. La mélodie s’estompa. Un soupir. Plus rien. L’écran s’était éteint. Il avait chaud. La sueur miroitait sur son front, entachant une poignée de cheveux noirs. Plus rien. La soufflerie. Les pixels bleus. C’était fini.
Toutes ces recherches, tous ces efforts. Le plan se déroulait comme espéré. La bergère, les arbres, le duc. Il les découvrait, il les guidait. Un à un. L’histoire suivait son fil, il y jouait son rôle. Et quel rôle. Un infime détail pour changer le cours des choses.
L’homme se redressa. Il restait encore un long chemin à parcourir. Il saisit sa tablette. Troisième protagoniste.
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9 mai 2022 – France
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Le véhicule progressait sur le chemin de terre. Les pierres s’écrasaient à son passage. Allure raisonnable. Rien ne pouvait arrêter sa course. Pas même cette jeune pousse, tilleul en devenir, qu’il engloutit d’un simple trait. Il se créait la voie que nul n’avait tracée pour lui. Sa mâchoire de fer raclait le sol. Un ogre d’un nouveau genre.
Les doigts d’Anissa étaient enroulés autour du volant. Un cuir tiède et râpeux, maintes fois enlacé. Par instant, l’une de ses mains se détachait de l’objet de ses caresses pour aller abaisser le levier. La gueule de la bête s’ouvrait. Une autre proie disparaissait.
On les avait mobilisées sur un énième chantier, elle et son abatteuse. Le job était simple. La même chose que d’habitude. Écraser, arracher, nettoyer. Une compagnie hôtelière avait fait l’acquisition d’une partie du domaine de Latrière. Elle voulait vider le lieu des arbres et des quelques ruines qui l’habitaient pour bâtir un vaste complexe de vacances. Resort, avec piscine et espace bien-être. De quoi siroter un mojito face à des montagnes baignées de soleil. Une plongée dans la nature. Anissa frissonna. Elle en rêvait.
La machine de métal marqua brusquement l’arrêt. Le moteur tournait toujours, bruyant, odorant, mais les roues n’avançaient plus. Elles venaient de taper contre un bloc de pierre. Morceau de mur. Vestige d’un temps effacé. La camionneuse ravala une salve d’injures, tira sur son levier de vitesse et braqua le volant. Un misérable caillou n’arrêterait pas sa route. La marche avant s’enclencha. Elle était repartie.
Aujourd’hui, elle avait pour objectif de déblayer une cinquantaine de mètres carrés. On avait tracé le périmètre sur une carte. Raturée de bleu. Elle percevait encore les traits dans son esprit. La même zone qu’il y a trois mois. Identique à celle de la semaine dernière. La mission ne cessait d’être avortée. Des activistes écologistes occupaient le terrain. Ils revenaient, tous les jours. On les avait chassés, détruit leur campement, assignés en justice. Rien n’y faisait, ils rappliquaient. Coriaces. Anissa avait fini par s’y habituer. Elle les voyait partout, ces petits bonshommes verts. Dix ans qu’elle exerçait ce métier. Dix ans qu’ils venaient lui casser les oreilles avec leur bien-pensance. Pourquoi n’allaient-ils pas planter leurs carottes ailleurs ? Dix ans… Ils s’étaient endurcis avec le temps. Les chantiers s’éternisaient, ses contrats aussi. Finalement, elle y gagnait pas mal dans cette histoire.
La vue se dégageait. Elle arrivait. Là, à quelques pas, dans la ligne directe de sa gueule affamée, quatre troncs. Quatre arbres gigantesques. Des chênes, plusieurs fois centenaires. De longues et profondes rainures parcouraient leurs corps massifs. Une dizaine de mètres de hauteur. De magnifiques bébés. Anissa les avait longuement admirés. Admirés et étudiés. Cela n’allait pas être de la tarte. Bien assise sur son siège, la femme s’accorda une profonde inspiration avant de retrousser ses manches. C’était parti.
Le moteur gronda. Les arbres frissonnèrent. Une fraction de seconde, puis tout s’effondra. Une vingtaine de femmes surgirent des fourrés pour se planter devant le monstre. Des créatures aux vêtements bariolés et aux mines décidées. Sévères. Main dans la main, elles enlacèrent les quatre chênes. Anissa freina aussitôt. Bon sang.
Les mains agrippées à son volant, la routière fixait la scène. Bouche bée, yeux grands écarquillés. On lui avait pourtant juré que la zone avait été évacuée. Des patrouilles de police surveillaient chaque entrée du site. Comment diable ces foutues bonnes femmes étaient-elles parvenues à se faufiler jusqu’ici ?
Les insultes déferlaient à flots nourris dans sa bouche, chatouillant la frontière de ses lèvres. Une poignée d’incapables aigries n’allaient pas mettre en péril sa mission. Non. Marquant une nouvelle inspiration, elle abaissa le levier, prête à enfoncer de son pied la pédale de vitesse. Il aurait fallu d’un rien. Un rien.
Une des femmes s’était détachée des arbres. Elle avait les cheveux noirs, la peau mate. Ses yeux d’un brun profond la regardaient. Non. Ils la perçaient. Poings fermés, elle se dressait face à la machine. Seule devant l’ogre. Sa bouche s’entrouvrit. Et le monde bascula.
Cela commença par un murmure. Un souffle silencieux, tout juste perceptible. Puis le murmure gonfla, s’étira. Pour devenir un hymne, une communion puissante. Le temps s’était arrêté. Le pied de la conductrice flottait au-dessus de la pédale. Comme figé par l’instant. Une note, deux notes. Ses yeux étaient ouverts mais elle ne voyait rien. Tout juste son esprit se remémorait-il les traits de cette femme. Des tâches de couleurs giclaient avec le bruit du vent. Une voix. Non, plusieurs voix. Des feuilles, des branches, la pupille d’un moineau, le museau d’un écureuil. Elle les entendait. Le battement d’aile d’un papillon, le bruissement d’une chenille. Oui, elle les percevait à présent. Tous ces bruits, tous ces chants. Ils affluaient vers elle, par vague. Leur clameur la transportait, l’arrachait à son siège. Elle se leva, s’extirpa des entrailles de la bête. C’était la vie qui venait à elle.
Sous ses pas, les feuilles craquaient, les herbes dansaient. De la mousse, une terre humide. Elle les voyait tous. Jusqu’à cette fourmi soupirant d’effort, cette abeille vrombissant de bonheur. Oui, ils étaient là, juste là. Ils avaient toujours été là. Anissa avançait. D’autres voix, plus puissantes, plus envoûtantes. Graves, profondes. Une prière dont elle ne percevait le sens. Mais elle savait. C’était pour elle que l’on chantait. Pour elle. Ailleurs, quelque part, partout. Toutes ces minutes, toutes ces années écoulées, pour ce moment. Là. Elle, ces lumières, ce chant.
Quatre voix. Elle les distinguait. Leur présence se faisait plus forte à mesure qu’elle progressait sur ce sol grouillant de vie. Quatre. Verts. Bruns. Comme les yeux de cette femme. Son bras se leva. Une surface dure et râpeuse heurta sa paume. Léger battement. Là, contre la pulpe de ses doigts. Elle les voyait. Les quatre chênes. Ils respiraient la vie.
L’orchestre se dissipa. Le souffle, puis le murmure. Plus rien. Un silence. Anissa s’était fondue dans la ronde. La main de la femme aux cheveux noirs reposait sur son épaule. Elle la regardait. Elle souriait. La conductrice tourna la tête. Sa machine affreuse ne remuait plus. Une carcasse vide. Morte. De l’autre côté, ces quatre créatures, vivantes. Un bourdonnement gonfla dans sa poitrine, grimpant le long de son œsophage pour brûler ses lèvres. Elle avait envie de crier. Non. De hurler.
« Moi vivante, personne n’abattra ces arbres. »
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9 mai 2122 – France
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Nouvel arrêt. Nouvelle suspension du temps. Il y avait des couleurs, partout dans l’obscurité. Des explosions de pigments argentés. Du vert, du bleu, du jaune. On ne comptait plus. Les yeux ouverts, mais le regard perdu. Ailleurs. La poitrine de l’homme se gonflait et se dégonflait. Des émotions. Trop d’émotions.
Derrière la lumière, cette forme, gigantesque, sombre. Un monstre à la gueule ouverte. Un ogre fait de métal, d’aigreur et de perversion. L’avidité guidait ses lèvres affamées. Il détruisait tout, nature, demeures, souvenirs, rêves, pour l’assouvissement d’un désir sans fond. Sans faim. Ce monstre avait les traits d’une machine. Il aurait tout aussi bien pu avoir l’apparence d’un homme.
Son rythme cardiaque s’apaisait. Son souffle se calmait. Toujours assis sur son siège, le maître des lieux retira avec lenteur ses mains du clavier. L’écran avait repris son apparence bleue. La barre était blanche. Il gardait le silence, la gorge nouée malgré son apparence tranquille. La suite était proche. Le cours de l’histoire. Terrible, implacable. Il sentait sa présence. Elle était là, dans son corps, écrasant ses entrailles. Juste là. Si proche. Il ferma les yeux. Il ne voulait pas la voir, pas la revivre. Une fois de plus. Non. Pourtant, il le fallait. Il le fallait trop fort.
Nouvelle inspiration. Son doigt glissa sur la tablette. Quatrième acte.
9 mai 2044 - France
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L’air était sec. Il n’avait pas plu depuis trois semaines. L’eau commençait à manquer. Dans les branches des arbres, pas le moindre pépiement d’oiseaux, moins encore le couinement d’un rongeur. Non. Il n’y avait plus d’arbre. Pas d’eau depuis trois semaines, mais des incendies. Le troisième venait à peine de se calmer qu’un quatrième s’était déclaré. Plus de saison. Le printemps s’était transformé en été des pires canicules. L’été ? En enfer.
Les bottes de l’homme écrasaient les rares branches encore entières. Elles s’émiettaient à son passage dans une complainte cinglante. La mine éteinte, Gabriel contemplait le paysage. Sur son visage l’air chaud séchait des larmes qui n’avaient pas le temps de couler. Quarante ans qu’il était garde forestier. Quarante ans que cette forêt était sous sa protection. Ce spectacle l’anéantissait. Tout juste avait-il la force de faire quelques pas dans les décombres, sacoche à la main, scie dans l’autre, l’espoir vain de sauver de misérables survivants. Il n’y avait plus rien. Rien.
Chaque année la situation se faisait critique. Les feux, puissants, les hommes, incapables. L’eau manquait, la planète se mourrait mais les moteurs continuaient de tourner. À plein régime. Pas d’inquiétude à avoir, ils étaient électriques ! De quoi se jeter d’une falaise.
Gabriel fixait l’horizon. Ces collines, ces montagnes. Elles étaient teintées de jaune, de gris, de noir. Une myriade de couleurs bien tristes. Il secoua la tête. Son pied buta contre une énorme pierre à la surface carbonisées. Une chute. Le garde forestier se releva péniblement. Fut un temps, cette pierre était blanche, couverte de lierre.
Le parc de Latrière. D’abord menacé d’extinction par une misérable compagnie hôtelière, il avait été classé au patrimoine national. Espace protégé. Une victoire des activistes. Faire respirer la nature, tel était le crédo à la mode à l’époque. Il aura fallu une vingtaine d’années pour voir cette pathétique utopie tomber en fumée. Du précieux parc national ne survivait qu’une vague parcelle. Un sixième de sa grandeur d’antan. Des miettes.
Le soleil se faisait moins perçant, la chaleur moins intense. Trois arbres, gigantesques. Des chênes. Parmi les derniers de leur espèce. Gabriel marqua l’arrêt, tête dressée vers les cieux, pour mieux apprécier la courbure de leurs cimes. Des survivants magnifiques. Le feu s’était arrêté là, emportant l’un d’entre eux. Des quatre merveilles il n’en restait plus que trois.
Il les avait longtemps admirés. Dans sa jeunesse, lui l’enfant du pays, puis en tant que gardien. Ils étaient ses seigneurs, lui s’inclinait simple serviteur. Son cœur se pressa. Ses dents pincèrent ses lèvres. Une douleur, pour oublier. Car dans peu de temps, ce qui fut sa raison d’être ne sera plus. L’Office national des forêts, après approbation du ministère de la Résilience climatique, prévoyait de déraciner les trois maîtres pour les replanter dans un endroit plus sûr. Une gigantesque sphère climatisée. L’idée ? Préserver cette espèce menacée. Un plan qui effrayait Gabriel autant qu’il le laissait impuissant.
Étouffant un début de sanglot, Gabriel s’approcha des trois divinités. Sa main, calleuse, vint se poser contre le tronc du premier. Il était rêche, atrocement sec. Son front bascula au-dessus de ses ongles souillés. Un bruit. Infime. Fatal. Le tronc sonnait creux.
L’homme eut un brusque mouvement de recul. Ses yeux fixaient horrifiés cette matière brune qui lui faisait face. Creux. Vide. Un état loin d’être normal. Un arbre creux était un arbre mort. Un arbre mort… était un arbre mort. Le chêne était malade. Un constat plus terrible encore. Un arbre malade était un arbre toxique. Une menace faite de bois et de sève. Ombre fatale pour l’ensemble de cette forêt déjà déclinante. Mais c’était un dieu. Son dieu. Il ne pouvait pas le condamner. Pas lui. Pas de ses propres mains.
Les doigts de Gabriel se resserrèrent autour du manche usé de sa scie. Il voulut reculer. Ses jambes tremblaient. Tourner le dos. Oublier. Il suffisait d’un rien. Un infime geste. Trop tard. Car la musique était là. Envoutante, superbe. Elle s’échappait du tronc. Un ouragan. Gabriel ne pouvait plus esquisser le moindre geste. Les notes, les cris, comme mille éclats de douleur, s’infiltraient dans sa chair, broyaient ses organes. Il était là. Il ne pouvait être nulle part ailleurs. On attendait de lui le sacrifice ultime.
Le métal glaçait sa jambe. Le bois griffait sa main. Là, l’outil, devant lui, la victime. Il leva les bras. Sur ses joues, des torrents de larmes. Il sonnait le glas. Une perte, une mort, pour de nombreux autres rescapés. La scie s’enfonça dans le tronc dans un crissement terrible.
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9 mai 2122 – France
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Ses yeux étaient humides, gorgés d’une eau salée. Amer goût du remords et du devoir accompli. L’homme passa une main sur son front devenu tiède. Il revoyait ce visage, ressentait cette peine. Un autre qui n’avait rien demandé. Mais un autre sans qui rien n’aurait pu être possible. Gabriel. Le nom tournait dans son esprit. Il faisait rouler les lettres, tinter les consonnes, sonner les voyelles. Gabriel. Jamais le malheureux garde forestier n’aura perçu la grandeur de son œuvre.
Écran bleu. Sur la tablette, un ultime prénom. Dernier protagoniste. L’homme regardait la ligne tracée par les caractères noirs. Son pouls s’était accéléré. Quelques gouttes de sueur. Un doute. Infime, ridicule. Mais présent, là, juste dessous sa poitrine. Il battait, palpitait. Clignement de paupières. Oublier. Un doute. Ce n’était qu’un doute. Un fragment d’appréhension. Ce qui n’avait pas fonctionné la veille ne pouvait que mieux aller le lendemain. Ses mains se posèrent sur le clavier. L’histoire était en marche.
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9 mai 2120 - France
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Les parois de verre laissaient filtrer les rayons du soleil. Elles étaient teintées de noir, sans que cela ne suffise à altérer la clarté de l’astre suprême. Il faisait chaud. Trop chaud pour l’intérieur d’une verrière climatisée. Les plantes s’affaissaient, certaines avaient déjà perdu de leur éclat. Ternes, jaunies d’épuisement. Un spectacle désolant. Celui des survivants.
Le nez tourné vers le ciel, Alice observait silencieuse les silhouettes des êtres qui se dressaient autour d’elle. Des arbres immenses que l’on ne voyait plus ailleurs. Des pins, des bouleaux, des châtaigniers. Elle ne se lassait pas de ce tableau. À la fois sublime et affligeant. Elle n’avait connu que cela. Des plantes en cage. Pour leur bien-être. Et pour protéger la bonne conscience des humains.
Elle avait lu de nombreux ouvrages, contemplé de nombreuses photos. Des forêts, des champs, des steppes. Tant de paysages, tant de richesses. Pour en arriver là. Dans une serre aux parois de verre. Cinq ans qu’elle y travaillait, cinq ans qu’elle tentait d’améliorer le quotidien de ses pensionnaires. Cinq ans, qui toucheront bientôt à leur fin.
La crise n’allait pas en s’arrangeant. Après la pénurie de blé, de viande, d’eau, venait celle de l’électricité. Les trois quarts du parc nucléaire français avait été mis à l’arrêt. Les moteurs surchauffaient. On était au bord de la catastrophe. Tchernobyl à l’échelle de l’hexagone. De quoi en refroidir plus d’un. Et dans le cas présent, ce coup de froid n’était pas vraiment le bienvenu.
Il fallait faire des choix, des sacrifices même. Tout ne pouvait pas continuer à fonctionner. Seul ce qui était essentiel pouvait prétendre à un fragment de cette si précieuse denrée. Les grandes verrières, aussi fécondes et bienfaisantes soit elles, ne faisaient pas partie de la liste.
La gorge d’Alice était nouée. L’idée que ces merveilles allaient disparaître la désespérait. C’était sa vie, son œuvre que l’on condamnait. C’était surtout l’histoire d’une planète depuis longtemps enterrée que l’on vouait à être oubliée. Rien. Il ne resterait rien de ce qui fut la beauté d’un paysage.
La jeune femme arrêta sa marche, un court instant. Une ombre la surplombait. Gigantesque. Noble. Ses pupilles grimpèrent vers son sommet. Un chêne. L’un des derniers de son espèce. Il y en restait quelques autres en Allemagne ou en Suède. Mais aucun n’avait l’envergure ni la splendeur de celui-ci. Plusieurs fois centenaire, il avait survécu à nombre de malheurs et de misères. Et voilà qu’une autre fatalité barrait sa route. Une fatalité à laquelle il n’allait pas survivre.
Nouvelle compression dans sa poitrine. Triste. Trop triste. Elle voulait sortir d’ici. Ne plus faire face à ces créatures qu’elle savait perdues. Partir. Pour ne plus revenir. Jamais. Elle pivota. Son pied se souleva de terre. Pour rester suspendu. Une croche, là, à peine échappée du sol, avait stoppé sa course. Un chant, amas de notes douloureuses, qui enrobèrent sa jambe, agrippèrent ses épaules, entourèrent son cou. Elle ne pouvait plus bouger, plus respirer, seulement écouter. Cette douce et misérable complainte. Elle l’empressait de se retourner, la suppliait de rester. Il lui restait un travail, un seul.
Alice se laissa porter. Ses yeux ne percevaient plus rien, ses membres n’obéissaient plus aux désirs de sa conscience. Elle suivait les harmonies. Derrière les éclats de cette musique venue d’ailleurs, un tronc. Immense. Solide. Celui d’un chêne. Des feuilles, vertes et gorgées de lumières. Magnifiques. Elles s’agitaient sous l’éclat des triolets, suivaient le rythme de quatre-doubles. La jeune chercheuse leva un bras. Ses doigts glissèrent sur la surface lisse du végétal. Elles murmuraient, elles voulaient être enlacées. Elles voulaient s’échapper. Survivre. Ne serait-ce que quelques années de plus.
Une. Deux. Trois. Trois feuilles se logeaient dans sa main, tout contre sa paume. Trois feuilles. La musique s’était tue. Un simple murmure. Il ne restait que ces trois feuilles. Et elle. Dans l’immense serre.
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Alice !
Un cri. Surprise. Elle se retourna. Rami. Son assistant.
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Je te cherchais partout. La directrice veut te voir.
Il s’approcha. Elle ne le considérait déjà plus. Ses pupilles s’étaient posées sur ses trois précieux.
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Qu’est-ce que tu…
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Trouve-moi une glacière. Vite.
9 mai 2122 – France
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L’écran s’était teint de bleu. Une dernière fois. En son centre, une ligne blanche. Elle le resterait. L’homme laissa son souffle retomber. Ses mains avaient quitté le clavier. Il fixait l’écran. Immobile. Il avait fini. L’ultime geste avait été achevé. L’histoire pouvait reprendre son cours. Il avait fini.
Sa bouche entrouverte n’esquissa pas un sourire. Un murmure silencieux s’échappa de ses lèvres. Une esquisse de vie. L’atterrement du devoir accompli. Il lui restait encore une dernière tâche. La récolte de sa réussite.
Les machines avaient repris leur impérissable grondement. Un bourdonnement qui ne signifiait plus rien aux oreilles du maître de ces lieux. Crissement de roulettes. L’homme s’extirpa de son trône. La lumière l’attendait. Et quelle lumière. Assommante par sa grandeur, étouffante par son éclat. Il hésita un instant. Stupide fraction de seconde. Il sortit de la pièce.
Le couloir était étroit, sombre lui aussi. À son extrémité, un vague halo de couleur. À l’intérieur d’une armoire reposaient plusieurs sacs de toile. Des combinaisons. Il en enfila une, dissimula son chef sous un casque et actionna trois boutons. L’air s’engouffrait dans ses poumons. Frais, râpeux. Cet oxygène filtré devenu ordinaire. Il eut un haussement au cœur. Mal-être. Dégoût. C’était cela ou bien laisser les particules et la fièvre brûler ses poumons.
Dernière considération, il n’oubliait rien. Une pelle. Puis une porte. Elle menait au sas de sortie. Deuxième porte. Immense. Lourde. Le voilà dehors. La chaleur, le soleil. Un paysage jaune et infini. Un portrait de terre calcinée. Son territoire. Plusieurs explosions nucléaires, la disparition totale du permafrost et des générations d’inconscients au confort trop précieux n’avaient pas été de trop pour arriver à pareil résultat. Pas un regard pour ces collines couvertes des terres séchées. L’homme était déjà ailleurs. Ses pas grattaient le sol. Quatre mètres plein sud, cinq direction ouest, puis encore trois nord-est. Là. Voilà. Il y était.
La pelle perça la couche dure et aride. Mélange indicible de pierres, de sable et de fragments de plastique. Un mètre de profondeur. Un ridicule mètre. Il faisait frais sous la couche terrestre. Le métal heurta une surface solide. Creuse. L’homme suspendit son geste. Des perles de sueur s’écoulaient à grosses gouttes sur son front. Là. Il avait trouvé.
Vingt minutes. Le sas était refermé, sa combinaison retirée. Sur la table, une boite aux parois bleues et jaunes. Des couleurs démodées. Celles d’un temps passé. Une glacière. Mains sur les hanches, l’homme considéra l’objet en silence. Devant lui, le fruit de plusieurs siècles d’attente. Un travail à travers les âges, une coopération inconsciente. Il était la dernière pièce d’un puzzle infernal.
Le couvercle se souleva dans un claquement sonore. Une épaisse buée, froide et humide, s’en échappa. De l’eau. L’homme ferma les yeux, appréciant le temps d’un soupir la rosée léchant son visage. Retour à la réalité. Sous le brouillard, trois formes, sombres. Imposantes. Battement de paupières. Des feuilles. Des feuilles de chênes d’un temps pourtant déchu. L’homme se pinça les lèvres. Son cœur tressautait dans sa poitrine. Bonheur, excitation, peur. Le fruit d’une éternité d’attente. Il glissa ses mains dans l’étroit habitacle. Ses doigts caressèrent avec crainte cette surface tendre et précieuse. Une des feuilles était déchirée, la deuxième était noircie, la dernière semblait intacte. Il l’extirpa avec une délicatesse extrême. Le soleil se faufila jusque dans ces cellules gorgées de chlorophylles. Verte. La feuille était verte.
L’homme posa le précieux fruit de ses recherches sur la table pour courir jusqu’à son laboratoire. Il en rapporta un ouvrage à l’épaisse couverture. D’une main fébrile, il tourna les premières pages. Après l’arbousier, le baobab venait le chêne. Son chêne. Il déposa la feuille encore éclatante de santé sur la surface blanche du papier. Sur l’autre versant, des mots. Ses mots. Il définissait les rainures, s’émerveillait des contours dentelés, prescrivait des emplois démodés. Un herbier. Souvenirs de temps passés. Un bref sourire sur les lèvres, l’homme contempla un instant son travail achevé, avant de tourner la page. Prochaine étape, Dragonnier. Hochement de tête. Il savait déjà à quelle époque se procurer les graines.
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Toscane, août 2022 (nouvelle réalisée dans le cadre du concours Plumes Ascendantes)