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Insomnie

Le ciel avait revêtu son habituel manteau rouge et ocre. Des foyers de couleurs, ici et là. Il n’y avait plus d’horizon. Juste des bouillonnements de lumière, semblables aux battements d’un cœur, embrasant la toile d’une nuit sans étoile. Là-bas, de l’autre côté de la barre d’immeubles, une forêt brûlait.

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Le front appuyé contre la surface tiède de sa fenêtre, l’homme observait les flammes. Le spectacle ne le lassait pas. Trois incendies s’étaient déclarés depuis le début de la semaine. Trois foyers éloignés qui finiraient immanquablement par se rejoindre. Il guettait leur avancée. Le blanc virait au rouge qui virait au noir. Une multitude d’aquarelles. Engloutis par les émanations de fumée, les logements sociaux situés aux bordures de la ville commençaient à disparaître.

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Une perle de sueur dégringola de son front pour aller échouer à l’angle de sa mâchoire. L’homme l’écrasa de la pulpe de son pouce. Il avait fait particulièrement chaud ces derniers jours. On frôlait en moyenne les quarante-six degrés. Cette nuit, le thermomètre était descendu à trente-et-un. C’était encore trop. Les fibres de son pyjama bio-intelligent n’étaient pas en mesure d’évacuer la chaleur à un rythme suffisant. Et la climatisation ne fonctionnait pas. Coupure de courant.

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Cela devait faire deux heures que Cecil était debout. Il ne parvenait pas à fermer l’œil. Ces pics de températures lui donnaient des insomnies. Il s’était réveillé en sueur dans un lit vide. Sa femme était partie. Un mot scotché sur la table de chevet. Le réacteur nucléaire de la centrale faisait encore des siennes. La routine. L’eau du fleuve, déjà trop chaude, n’abondait pas en quantité suffisante pour refroidir les turbines. Il fallait réduire l’activité, sécuriser le secteur et faire venir des substances réfrigérantes. Résultat, pas d’électricité. Le monde devenait fou.

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Par moment, on distinguait quelques ombres sur la ligne de front. Des énormes fourgons noirs, l’éclat de gyrophares. Les soldats du feu menaient leur bataille. Cecil plissa les yeux. Il en avait vu de près, hier, devant le ministère de l’Intérieur. Des hommes et des femmes aux casques brillants et à l’uniforme bleu. Il les avait trouvés beaux. Certains gueulaient sur des échelles, le poing en l’air. Ils réclamaient plus de moyens, plus de recrues, plus d’eau. Faut bien faire des choix, avait répondu la ministre. Les incendies ou nos centrales. Elle n’avait pas tort. C’était important, une centrale.

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Les lueurs de l’incendie chassaient la pénombre du salon. Sur les murs, les ombres dansaient. L’homme détacha un instant son regard des flammes pour balayer la pièce. D’une main, il agitait le pan de sa chemise. Le ventilateur gisait dans l’angle, aux côtés de l’arbre décoré. Ses ailes restaient lamentablement fixes. Silencieuses. Cecil secoua la tête. Rien ne tournait plus rond décidément. De si belles machines mais impossible de les faire fonctionner. Économies d’énergie qu’ils disaient là-haut. Toujours était-il qu’il avait chaud. Quatre heures du matin. Il n’allait jamais réussir à se rendormir.

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Ses pieds pivotèrent sur le carrelage blanc. Sa gorge était sèche. Il avait soif. Chacun de ses pas émettait un couinement humide sur le sol moite. Tâtonnant dans le noir, il saisit un gobelet qu’il positionna sous le robinet. Son long cou en laiton reflétait l’éclat des feux. Les doigts de Cecil s’enroulèrent autour de la poignée. Il tourna une fois, deux fois. Rien. L’eau ne coulait pas. Un soupir s’échappa de ses lèvres. Il posa avec humeur le verre sur le rebord de l’évier. Évidemment, des restrictions d’eau. Avec l’incendie et la centrale, il fallait préserver la ressource. C’était bien sa veine.

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La porte du réfrigérateur s’ouvrit dans un bruit sourd, libérant un souffle de vent glacé. Cecil ferma les yeux. L’air froid lui piquait le nez, figeant le parcours de la sueur sur son visage. Il aurait pu s’allonger là, la tête collée à la planche frigide, enfin dormir. Battement de paupières. Retour à la réalité. Il n’y avait pas d’électricité. Le frigo allait se réchauffer. Plissant les yeux pour s’habituer à l’obscurité,

l’homme sonda les étagères qui s’offraient à son regard héméralope. Trois boites aux bords opaques, une myriade de canettes de soda. Il en saisit une avant de refermer la porte d’un geste sec.

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Le prix de l’eau en bouteille avait triplé ce semestre. Trop de pression sur la ressource, pas assez de précipitations, des infrastructures vétustes. La journaliste du treize heures n’avait cessé d’énumérer. Vétustes... Tout ce baratin ne signifiait pas grand-chose, cela faisait longtemps que la consommation de sodas avait supplanté l’eau parmi la population. Leurs coûts étaient bien moindres, bien que cela ne fasse pas vraiment sens. Cecil plaqua le métal de la canette contre sa joue. Des gouttes d’eau s’étaient condensées sur sa surface. La magie des multinationales. Il retira la capsule. Plus accessible, plus sucré. Addictif. Le liquide gazeux envahit sa bouche, se déversant le long de son œsophage. C’était frais. Mais pas suffisant. Il avait encore soif.

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Pas un bruit ne troublait le calme de la nuit. Pas même le bourdonnement d’une machine, que la coupure de courant condamnait au silence. Rien. L’incendie faisait rage au dehors, mais il était loin. Les fenêtres triple vitrage étouffaient les maigres échos de sa clameur. Et la rue était vide. Adossé au plan de travail, Cecil ne bougeait plus. Le sucre de la boisson collait ses lèvres qu’il avait gercées. Aimanté au frigo, le calendrier lui faisait de l’œil. Des croix rouges et vertes recouvraient les cases. Les jours de rationnement. Aujourd’hui, la croix était verte. Cela tombait bien, c’était l’anniversaire de la petite. Avec sa femme, ils lui avaient promis de la crème glacée. Saveur fraise, avait-elle précisée. Une denrée rare. L’homme porta la canette à ses lèvres. Les guichets ouvraient entre six et dix heures pour que l’attente reste supportable sous la chaleur. Il avait encore le temps.

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Hier, il était parvenu à récupérer deux tickets de ration supplémentaires. Un couple de migrants qui cherchaient à entrer en ville. Ils venaient de Marseille. Une petite bourgade dépeuplée du sud du pays. Une grande partie de ses réseaux avaient été condamnés par l’élévation du niveau de la mer. On disait qu’il y faisait sec, un véritable désert. Les vagues de méduses envahissant régulièrement son littoral participaient à sa triste renommée. Cecil avait discuté un temps avec eux avant de glisser quelques billets dans leurs poches. De chics types. Grâce à eux, Zoé aura une sacrée surprise pour le dessert. Et avec un peu de chance, il trouvera du vin.

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Le tintement d’une cloche perturba le mutisme de l’instant. Cecil sursauta. Oubliés, vin et soda. Son smartphone requerrait sa présence. S’extirpant de la cuisine, il rejoignit le salon où patientait le précieux appareil, abandonné sur une table près de la fenêtre. Sa femme. La situation se compliquait à la centrale, elle devait rester plus longtemps que prévu. Pas d’inquiétude à avoir. L’homme eut un léger sourire. Le message était doux, simple, clair. À l’image de son épouse. Toujours si sérieuse, si avenante. Les lueurs rouges des flammes se mêlaient à l’éclat tranquille et bleu du téléphone. Son visage était une palette de couleurs. Il envoya un cœur. Il ne s’inquiétait pas.

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La surface de l’écran était lisse. Ses doigts glissaient sur l’interface. Une pastille rouge agrippait son attention. Notifications. Sa messagerie en était envahie. L’école, le gouvernement, l’hôpital... Depuis que sa mère avait fait un malaise, ils ne le laissaient plus tranquille. Un coup de chaud, lui avait dit les infirmiers. Cela arrivait fréquemment à son âge. C’était déjà un exploit qu’elle ait dépassé le palier des soixante-dix ans. Dans la maison de retraite où elle résidait, trois septuagénaires avaient fini leurs joursdesséchés le mois dernier. Les restrictions d’eau finiront par avoir raison de nos ainés, râlait la directrice de l’établissement. Une chance que sa mère ait mis suffisamment d’argent de côté pour s’offrir une chambre. Mais voilà, la chance avait tourné et elle se retrouvait à l’hôpital. Et ils n’en pouvaient plus, eux. Du moins, c’était ce que lui répétait quotidiennement le réceptionniste. Pas assez de places, trop de patients, pas de moyens... Que de problèmes. Et sa mère était un problème de trop. Que pouvait-il y faire ? On mourrait bien tous de quelque chose.

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L’intensité des flammes s’était amoindrie. La noirceur du ciel s’effaçait en douceur, laissant par touche transparaître des taches roses et cyans. Le jour commençait à poindre. Cecil reposa son téléphone sur la table. Son visage se colla une nouvelle fois au carreau tiède. Sa fenêtre sur le monde. Chaque matin, le ciel s’embrasait. Aux bûchers de la nuit succédait le brasier du jour. L’astre, toujours plus proche. Une histoire sans fin. L’homme leva les yeux vers l’azur. Pas de nuage à déclarer. La voûte était aussi lisse et vide qu’un désert de sable. Deux mois qu’il n’avait pas plu. Pas une seule goutte d’eau. Rien. Les feuilles des érables avaient achevé de tomber.

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Cecil se pinça les lèvres. L’absence de cumulus commençait à devenir problématique. Aujourd’hui avait lieu le lancement de sa fusée. Fus’eau. Son bébé. Un miracle de technologie capable de faire pleuvoir sur plusieurs centaines d’hectares et ce, pendant près de vingt-quatre heures. Quatre ans qu’il travaillait dessus au laboratoire. La course à la géo-ingénierie n’épargnait personne. La ministre de l’Environnement avait lancé un appel à projets. Faire couler de l’eau sur des périmètres restreints quelques heures par mois ne suffisait plus. Il était bien d’accord. Mais voilà, pas de nuage, pas d’ensemencement de nuage. La gloire allait lui passer sous le nez. L’homme étouffa un juron. Ce n’était vraiment pas son jour.

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L’horizon n’était que nuances de pastels. Un rouge flamboyant continuait à palpiter derrière les tours. Seules les bouffés de fumée grises permettaient d’en deviner la nature. Le monde commençait à se réveiller. Dans les rues, la peinture bleu cyan du bitume se gorgeait de lumière. Ses rainures scintillaient sous les premiers rayons du jour. Une peinture caillée. Cecil avait toujours trouvé cela moche, ces routes aux couleurs des cieux. Moche et éblouissant. Zoé n’était pas d’accord. Elle pensait marcher sur l’eau. C’est comme sur les photos, chantonnait-elle. Des rivières de glace.

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Un vélo passa à tout allure sur la route peinturlurée. Accroché à sa selle, une remorque le suivait de près. Un amoncellement de boites de plastique menaçait de s’en échapper. Il était presque cinq heures. La course aux rations était lancée. Cecil se détacha de la fenêtre. Il ne pouvait pas partir maintenant. Zoé dormait encore. L’école ne débutait qu’à six heures. La température était encore supportable à cette heure-là. D’ailleurs, il n’allait pas tarder à la réveiller.

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Un second cycliste dévala la rue. Cecil ne lui accorda pas un regard. Sur le mur, le thermomètre annonçait trente-deux degrés à l’extérieur. La journée avait définitivement commencé. Il alluma le poste radio avant de se diriger vers la salle de bain. La journaliste faisait le point sur l’incident de la centrale. Bien que la situation se soit stabilisée, la production était toujours suspendue. Il allait falloir patienter quelques heures avant que l’électricité ne se déverse de nouveau à flots dans les foyers. Cecil passa une lingette humide sur son visage avant de propulser une salve de shampoing sec sur ses cheveux encore emmêlés. Cette histoire de coupure de courant commençait à l’inquiéter. Il planta son regard dans le miroir. Bulletin météo. Aujourd’hui, les températures seront dans la moyenne. On ne dépassera pas les quarante-deux degrés. L’intensité des feux avait légèrement baissé, ce qui laissait prévoir un ciel dégagé. Pas d’électricité, pas de nuages. Cecil étouffa un juron. Interlude musical. Dans une semaine, les vacances débuteront. Et ils avaient prévu de partir, comme tous les ans. Économie : l’industrie du tourisme redoute les coupures d’énergies. Les stations d’intérieur pourraient ne pas être en capacité d’assurer le maintien de leurs stocks de neige artificielle cette saison. Soupir. Il éteignit le poste. C’était bien sa veine. À ce rythme-là, ils allaient devoir annuler leurs vacances au ski. Noël aura une bien drôle de saveur cette année...

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Lucie Remer, Toscane, Août 2022 

Nouvelle écrite dans le cadre du concours de nouvelle d'Uzbek et Rica sur le thème "Et si l'été ne finissait jamais ?" 

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