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Baba

La pâte collante s’écrasa sur ses sourcils. Paquets épais, odeur d’amande, bien vite atténués par un mouvement de doigt précis et accoutumé. L’appétit gluant de la dévorante substance acheva d’engloutir les derniers poils. Ultime coup de main. Le bâton de colle retomba sur la table. C’était au tour du pinceau à présent, instrument étrange à la houppe fournie, de s’enfoncer plantureusement dans un amas de poudre beige. La noirceur de son duvet s’éclipsa aussitôt tandis qu’une armée de pigments clairs vint parsemer un front devenu glabre. Son action finie, l’ustensile alla échouer aux côtés de son aïeul. L’homme considéra un instant son reflet dans le miroir. Lisse, incommode, dérangeant. Parfait.

 

Le murmure étouffé d’un morceau berçait doucement le creux de ses oreilles. Quelques notes de piano accompagnant une voix d’homme. Une voix langoureuse, trainante. Une voix qui ondulait noblement aux grés des octaves. Elle gonflait dans l’espace cette voix. Elle gonflait et s’étirait pour emplir de son chant cette pièce pourtant scellée par d’épaisses cloisons. Litanie délicate, elle venait tambouriner contre la porte, s’engouffrer sous son seuil, appelant de ses doux arpèges son locataire inachevé. Ce dernier écoutait, calme et patient. Il devinait les pas de danse sur le bois sombre de la scène, les faisceaux de lumières jouant avec l’obscurité. Il devinait cette chaleur humaine, la sueur sous les costumes, le bouillonnement derrière les paillettes. Puis il percevait cet autre bruit, parasite, grouillant. La rumeur excitée d’une foule, créature multiforme et avide de plaisirs. Un frisson l’envahit. Une griserie excitée. Il y avait ces cris, ces désirs, ces débordements de passions. Il y avait tout cela, puis les battements agités de son cœur. Ce n’était pas de la peur, non, c’était la fièvre d’une extase qui ne tarderait plus à venir.

 

Dans un froissement de tissu, l’homme repositionna sa jambe engourdie dans l’angle de sa chaise. Son attention s’était reportée sur le mirage que lui renvoyait le miroir. Un visage encore tristement en quête de sa panacée. Pas pour longtemps. Arrachant complètement son esprit aux effluves ensorcelants du dehors, il enroula ses longs doigts autour d’un flacon taché d’un onguent clair. Dans sa main vide, il recueilli le liquide visqueux qu’il vint généreusement étaler sur ses joues nues. Les dernières parcelles de peau encore vierges achevèrent définitivement de disparaître. Le masque commençait à prendre forme.

 

Un masque oui. Qui sur cette terre n’en portait pas ? Il en existait de toutes sortes et pour toutes les occasions. Celui que l’on revêtait pour feindre une existence illusoire, celui dont on se paraît pour dissimuler une blessure trop honteuse, ou encore celui derrière lequel on se terrait afin de protéger notre âme fragile de la bassesse humaine. Ces masques empestant le mensonge et la lâcheté, l’humanité ne cessait de s'en grimer. Elle n’était faite que de cela en vérité. Des jeux de fous, des faux-semblants et des apparences trompeuses. Un univers de pierrots auquel l’homme n’échappait pas. Et pourtant, malgré l’épaisseur du maquillage de celui qu’il s’apprêtait à endosser, ce dernier était sans doute le plus léger et le plus sincère qu’il n’ait jamais arboré.

 

D’un coup de crayon mauve, sa main redessina la courbe effacée de son œil. Un trait épais, gras, qui vint abondamment rehausser la couleur brune de son iris. L’homme papillonna brièvement des paupières. L’image qui s’épanouissait dans la coiffeuse lui plaisait. Il la trouvait belle. Presque attirante. Cette simple pensée vint étirer un sourire sur ses lèvres. Cela n’avait pas toujours été le cas.

 

S’aimer soi-même. S’aimer malgré le regard des autres. Ces regards qui scrutent, jugent, catégorisent. Ces œillades indiscrètes qui font de leurs congénères des coupables innocents sans que jamais ceux qu’elles condamnent n’aient leur mot à dire. Une sentence tacite mais d’autant plus terrible. L’homme l’avait connue. Il n’avait connu qu’elle en réalité, cette procureure impitoyable qui n’avait cessé de précipiter sur son être les tourments d’une morale à la dérive. Que cela soit au travers des remontrances réprobatrices de ses parents, des ricanements moqueurs de son frère, des chuchotements cruels de ses camarades ou encore des grimaces dégoutées d’inconnus, partout, elle avait fait peser sur lui sa lourde présence. Lentement, une prison invisible s’était refermée autour de son corps, compressant sa poitrine et enchaînant son âme. Il avait étouffé, cela le menaçait toujours. Seuls ces quelques coups de pinceaux semblaient lui rappeler qu’il pouvait respirer. 

 

Un tonnerre d’applaudissement le tira brusquement de ses pensées. Les lattes fatiguées du parquet tremblèrent sous sa chaise. Un frisson, le tressaillement à peine esquissé d’une caresse. Ce fut amplement suffisant pour le rappeler à l’ordre. La pièce tout entière s’était imprégnée de la ferveur extérieure. Nouveaux éclats de voix. La prestation était finie. Court interlude. Quelques minutes, une virgule et ce serait son tour. Il frémit. Poignée cruciale de secondes pour redevenir tout à fait l’être qu’il désirait. Une boule de folie, une beauté sarcastique, une créature intrigante et fascinante. Le Grand Œuvre de sa vie. La ferveur commençait à le gagner.

 

Un arc-en-ciel flamboyant illumina ses paupières, matérialisation explosive de ses émois intérieurs. Là, assit devant son miroir, seul face à son reflet, il se souvenait. Il se souvenait de la première fois que cette effervescence délicieuse l’avait saisi. Les basses tambourinant dans l’antre d’un sous-sol trop étroit, les lueurs bleues et rouges des néons découpant des ombres difformes sur les murs, ces odeurs de transpirations entêtantes qui bouillonnaient dans l’espace et la moiteur de ces corps se pressant les uns contre les autres. Des cris, des bruits, des palpitations. Tout lui revenait en mémoire. Cette ferveur enivrante et l’excitation coupable de l’instant. Puis il y avait eu elle. Magnifique. Elle dans sa robe de mousseline blanche, sa chevelure étincelant sous les projecteurs. Elle qui dominait le monde de par sa grâce et sa flamme. Elle dont la seule présence suffisait à purifier les cœurs.

 

Celui de l’homme n’avait pas fait pas exception. Son corps avait brusquement cessé de se mouvoir. La musique ne sonnait plus. Le monde semblait figé dans une stupeur fascinée. Son souffle même s’était tu. Il n’y avait plus qu’elle, elle et les mouvements envoutant de son corps, la rondeur grave de sa voix, les élans hypnotiques de ses gestes. Il les avalait, les dévorait, ne pouvant se permettre de perdre le moindre des embruns qui s’échappaient de cette source fabuleuse. Elle était madone parmi les madones, déesse parmi les déesses. Une impératrice en son empire. Apparition merveilleuse et inespérée qui provoqua chez l’homme la revitalisation symbolique d’une âme sèche. Tout prit sens. L’absurdité de ce monde, la cruauté de ces regards, le feu éreinté de son être. Oui. Dans l’obscurité puante de cette cave, sa folie avait enfin un éclat, un visage, un nom. Et ce nom devînt le sien.

 

« Ce qui importe Trésor, ce n’est pas l’épaisseur de ton trait d’eye-liner ou la quantité affolante de paillettes répandues sur ta perruque, non. Ce qui importe vraiment c’est le sens que tu y mets, c’est la sincérité de ta folie. Si tu n’es pas prêt à transparaitre toi-même, tous ces artifices resplendissants n’ont aucun intérêt. »

 

Les mots de l’imposante diva retentissaient dans son esprit tandis qu’il laissait ses pupilles divaguer sur les palettes de poudres qui ornaient l’angle du meuble. Transcender la sincérité au travers sa folie. Voilà bien le plus beau des présents que sa mère charitable ait pu lui donner. Le plus beau mais également le plus fatal. Car toute folie avait un prix, et la sienne ne faisait pas exception à la règle.

 

Ce prix, c’était celui que l’on acceptait de payer de soi. Un prix matériel, mais également un prix moral. Assumer sa différence au grand jour, ou rester caché. Sortir du placard le temps d’une soirée pour ne plus jamais s’y cloîtrer. L’ombre angoissante des ténèbres face aux projecteurs salvateurs d’une scène. C’était un choix, un sacrifice que l’on consentait d’accomplir autant qu’il nous accomplissait. Mais les frais ne s’arrêtaient pas là, non. Car le prix de la sincérité était aussi celui que nous imposaient les autres. Un prix sur lequel la folie, aussi grande soit-elle, n’avait plus aucune emprise. Une perte de contrôle terrible à laquelle l’homme avait amèrement goutée. 

 

Ses doigts se refermèrent douloureusement autour d’un crayon à lèvre bleu. Dans son esprit, le visage rayonnant de sa sublime mentor s’était lentement éclipsé, laissant place à d’autres images, bien plus douloureuses cette fois-ci. Ses yeux se fermèrent, comme pour chasser d’un battement de cils illusoire ces souvenirs malvenus. Mais rien n’y faisait. Ils étaient là, tristes et désespérés. L’homme laissa échapper un soupir plaintif. Sa bouche s’était fendue en une ligne fine.    

 

Si sa folie avait gagné un nom, ce nom n’était bien valable que pour lui. Qui pourrait comprendre cette démence qui était la sienne ? Qui aurait pu écouter les tourments malades de son esprit sans se scandaliser d’horreur devant de tels aveux ? Tant d’individus incroyables en réalité. Mais pas pour lui. Non. Lui n’avait droit qu’au placard, au placard sombre et humide dans lequel l’enfermaient les regards méprisants de ceux qui l’entouraient. 

 

Mais le monde n’est pas manichéen, tout n’est pas tout noir, rien n’est blanc. La réalité est un amalgame complexe de couleurs à la fois sombres et rayonnantes. Ainsi, parmi cet amas de mépris, il en existait un que l’homme adorait et haïssait de tout son cœur. Cet être là avait ses traits, ses yeux, sa bouche. Il esquissait ce même pli sur le front lorsqu’il était en colère, et ce même grincement de voix hésitant quand la peur le saisissait. Un être précieux et détesté qui, dans sa similitude, restait profondément différent. Un frère jumeau, issu de la même mère, le même jour, à la même heure. Antagoniste parfait qui avait un nom : Gabriel.

 

Gabriel. Le titre d’un ange pour une créature semblant davantage appartenir aux enfers. Un nom tendre et délicieux porté par un être disparu. Les images se succédèrent. Violentes, cruelles, amères. 

 

Il y avait d’abord eu l’alcool, des paroles en l’air, une révélation. Il y avait eu des menaces, des moqueries, des protestations. Son monde s’était effondré. L’ange infernal savait. Oui. Il l’avait vu. Et l’éclat terrible de son sourire ne prédisait rien de bon. S’en suivit d’autres verres, d’autres rires, d’autres cris puis le bourdonnement d’un moteur. Une dispute. Un éclat de lumière. Crissement de pneus. Glapissement d’horreur. Et enfin plus rien.

 

Le silence. Une odeur de brulé. Un mal de crâne. Une sonnerie insupportable. Des voix, lointaines, trop lointaines pour être réelles. Et l’obscurité. 

 

Brutale. 

 

L’ange avait rejoint son créateur.

 

La musique s’était remise à vibrer de l’autre côté de la cloison. Entêtante et joyeuse. Une femme chantait à présent. Elle chantait un refrain innocent, bien vite repris par une foule exaltée. L’homme ouvrit les yeux. Ses mains tremblaient. L’éclat d’une larme perlait dans le creux de ses paupières. Perle salée qui menaçait de réduire à néant des heures de travail appliqué. Secouant la tête, il chassa prestement ce reflux de tristesse avant de planter son regard de terre dans le miroir. Ses lèvres se couvrirent d’un bleu diamant. Étincelant. L’homme força un sourire. Les néons du miroir se reflétèrent tristement dans sa grimace pathétique.

 

« Pourquoi avoir choisi le bleu ? Je veux dire, parmi toutes les couleurs du monde, il n’en existe pas une qui ne soit plus calme et rassurante que le bleu… N’est-ce pas un peu contradictoire ? Tu me disais que tu étais folle. »

 

Les battements brisés de son cœur se calmèrent. Ses pupilles se perdirent un peu plus dans l’onctuosité envoutante de sa bouche. Pourquoi le bleu ? Les mots de cet homme étrange rencontré sur les marches pouilleuses d’un escalier venaient doucement balayer le trouble de son esprit. Cet homme vêtu de noir, au regard étonnamment sérieux derrière les verres étroits de ses lunettes. Cet homme à l’apparence froide et à la voix si chaude. Un inconnu qui, en dépit du soin tout particulier que son vis-à-vis avait porté à sa tenue, n’avait été intrigué que par la couleur jugée trop pure et calme de ses atours. Un imbécile charmant en sommes.

 

L’homme fit claquer ses lèvres gourmandes. Son reflet le fixait avec une insistance fière. Il contempla sa tenue. Une longue robe de tissu bleu, rembourrée de coton et rehaussée par une tarlatane mauve et or. Sur son épaule nue, un boa en plumes de paon vertes s’effondrait jusqu’au sol, soulignant avec grâce les courbes de son corps pourtant massif. Pourquoi le bleu ? Pourquoi cette douceur et cette quiétude pour exprimer une folie trop longtemps entravée ? Peut-être justement parce que l’oiseau blessé ressentait le besoin d’apaiser sa souffrance. Ce bleu honteux n’était pas une simple couleur, non, c’était le pansement que s’accordait une âme brisée. Ce bleu pouvait être couvert de paillettes ou éclipsé par des fards éblouissants, il restait là, fidèle, éternel, protecteur.

 

L’inconnu à lunettes était parti, l’homme restait. Face à son miroir. Seul. À l’extérieur, la musique continuait de clamer sa ferveur. Des voix, des créatures ivres de vie qui s’épanouissaient dans un éclaboussement enragé de bonheur. Tous étaient venus déchainer leurs pulsions, leurs envies, leurs rêves, dans l’enceinte de ces murs sombres. Tous voulaient admirer avec une soif presque morbide ces corps parés d’or qui se trémoussaient libérés devant eux. Et bientôt ce serait son tour, à lui, de leur apporter sa touche d’extase. Bientôt ce serait à son tour de devenir Elle.

 

La porte s’ouvrit brusquement, libérant le vacarme du dehors dans l’isolement tranquille de la pièce. L’homme se retourna dans un sursaut. La porte se referma aussitôt. La surprise de son cœur se calma. Face à lui se tenait la reine de ses rêves, sa mère parmi les mères, plus belle et plus sensationnelle que jamais auparavant. Il la contempla avec émotion. Elle, ses grands yeux ornés de noir, sa perruque en palmier qui lui dévorait les joues, sa robe de sirène moulant avec délice les courbes généreuses de sa silhouette. Elle était là, les traits vieillis sous le maquillage, mais le sourire plus pétillant qu’au premier jour. Elle était là, et elle le regardait également. La pupille humide, le cœur gonflé de fierté. Elle hocha la tête.

 

  • Ma chérie, s’émerveilla-t-elle de sa voix rauque en portant une main à sa bouche. Tu es tout simplement divine ! Juicy à souhait ! De quels doigts d’artiste la nature t’a-t-elle donc dotés ? Tout ce que tu touches se transforme en or ! 

 

Divine. Juicy. Une vague de chaleur vint s’épanouir sous la robe de paillettes bleues. L’homme se redressa, réajustant les mèches blanches qui retombaient sur son front. Il se contempla dans le miroir. Sourire de satisfaction. Effusion de bonheur silencieux. L’alchimie avait opérée. Il n’était plus Baptiste, timide ingénieur opprimé, mais il était Elle. Son alter-égo. Sa semblable. Sa catharsis. Sa folie. L’éternelle, l’immortelle, la précieuse. La Drag-Queen. Baba. 

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Lucie Remer, Séoul, février 2020

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