Lucie Remer
Attente révolutionnaire
« De l’Évolution à la Révolution : osez être qui vous êtes ! »
Assise sur son siège de plastique bleu, les mains coincées entre ses cuisses et le regard fixé sur l’écran lumineux, la jeune femme lisait et relisait en silence les mots qui défilaient sous ses yeux. Être qui l’on est. Oser la révolution. Ne plus seulement se contenter d’exister. Tel un crédo, ces paroles se répétaient inlassablement dans son esprit. Elle voulait y croire. Croire qu’elle avait raison. Croire que son choix était le bon. Elle voulait que les tressautements enragés de sa jambe sur le sol cessent. Que les doutes qui empoisonnaient son esprit se dissipent. Elle voulait tout simplement se sentir bien, et libre. Une liberté qui se faisait plus proche. Mais une liberté empreinte d’angoisses.
Ses yeux se détachèrent de l’écran pixélisé. La voix métallique de l’annonce n’était déjà plus qu’un simple murmure dans son oreille, mêlé aux tumultes perturbés de ses pensées. Elle baissa la tête, retenant un soupir désabusé. Face à elle, soulevant avec grâce leurs chevelures voluptueuses, des femmes aux corps de sirènes se trémoussaient innocemment sur les parois vitrifiées de la salle d’attente. Des sourires éclatant de blancheur, des lèvres effrontément pulpeuses et des courbes sensuellement scandaleuses. Des déesses à l’apparence humaine qui étalaient sans honte aucune la perfection de leurs anatomies. Des poupées créées sur mesure et figées pour l’éternité dans un état de félicité coupable. Dans des bulles cerclées de rose, elles récitaient fièrement le crédo de l’institut. « Quand l’évolution est dépassée, osez la Révolution ! ».
Changer. Oser. La jeune fille ne prêtait déjà plus attention à ses paroles. Non. Les doigts toujours coincés entre ses jambes et les épaules voutées, elle observait d’un œil morne son propre reflet dans la vitre. À travers le dessin envoutant de ces créatures, elle ne voyait qu’un monstre, un être au corps difforme et à l’allure affreuse. Elle ne voyait que lui en vérité. Ses courts cheveux blonds qui retombaient en boucles lasses sur ses oreilles, sa poitrine trop plate et ses hanches trop étroites, comme une insulte face à aux formes sensuelles de ces femmes. Dissimulés derrière leurs masques de porcelaine, les traits durs et sévères de son visage lui faisaient honte.
Elle n’était pas comme elles. Elle n’avait pas eu cette chance. Non. Contrairement à ces nymphes superbes, la jeune fille s’était vu octroyer un corps ingrat et disharmonieux. Un corps qui n’était pas le sien et dans lequel elle croyait étouffer. Chaque fois que son regard croisait un miroir, chaque fois que ses yeux se perdaient un peu trop longtemps dans le dessin coloré d’une publicité, une boule d’angoisse et de mal-être se formait dans sa gorge. Un fardeau d’inconfort, qui s’alourdissait au fil du temps. À cela s’ajoutait le regard des autres. Un regard lourd de critiques et de reproches. Un regard insupportable qui lui rappelait sans relâche que ce corps n’était pas le sien.
Mais cela allait cesser. Ses peines allaient se taire. Sa douleur allait disparaitre. Oui. Car elle allait changer. Comme ces femmes aux corps somptueux, elle allait s’offrir une vie. Comme elles, elle allait s’acheter une révolution.
Abandonnant l’image désolante de son reflet, la jeune femme baissa les yeux sur ses genoux. Sa main vint se glisser dans la poche usée de son jean. Une enveloppe de papier. Epaisse. Le contact rassurant de cette dernière contre sa peau l’apaisa quelques instants. Elle ferma les paupières. Ce mince réceptacle contenait à lui seul l’ensemble de sa fortune. Des mois de travail acharné. Son dernier espoir.
Depuis que sa décision avait été prise, son esprit s’était trouvé hanté par cette seule idée. Comme obsédée, elle n’avait cessé de trimer, de porter et de s’épuiser, dans le seul espoir de réunir l’argent nécessaire pour alléger sa peine. Des mois durant, soumise au regard sévère de ses employeurs, le dos ployant sous le poids terrible de cartons et le front couvert de crasse, elle avait tout supporté. Tout enduré. Pour arriver là. Ici. Les fesses écrasées sur un siège en PVC, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Des mois de souffrance pour se retrouver en proie à ses doutes et ses angoisses, si proche du but.
« Osez un retour sur vous-même, l’évolution revient à vous : c’est la Révolution»
La jambe encore flageolante, la jeune femme rouvrit lentement les paupières. Sur l’écran, toujours accompagnée d’images criardes et de corps trop parfaits, la machine continuait à déblatérer sa bonne parole. Ses litanies hantaient l’espace silencieux de la salle d’attente. Les murs blancs avaient été couverts d’affiches et de flyers, tous prometteurs d’une vie plus belle sous le joug des scalpels. Des sourires trop blancs et trop heureux, qui envahissaient la pièce et contrastaient tristement avec la mine sombre des patients. Alignés sur une rangée de sièges inconfortables, ces derniers gardaient à la bouche un silence angoissant. Les mains moites et les lèvres serrées, ils semblaient occupés des mêmes craintes. Pourtant, dans les yeux de certains brillait un éclat d’excitation. La peur de l’inconnu. Le désir d’un changement si longtemps désiré. La fameuse révolution promise. Ils l’attendaient tous. Avec la même envie et la même appréhension.
Ramenant sa main contre sa cuisse, la jeune femme fit machinalement tourner le petit bracelet de tissu vert qui encerclait son poignet. Un geste inconscient, spontané. Une habitude nostalgique qui lui fit lentement baisser les yeux. Eddy.
C’était lui qui lui avait offert ce bracelet. Lui-même qui l’avait noué autour de sa main, avec ce même sourire et cette même promesse que se font les amoureux. « Voici les menottes de l’amour, pour lier à tout jamais ton destin au mien face aux enfers de l’univers ». De belles paroles. De beaux mensonges. Un si beau rire. Elle y avait cru, en ses serments, en ses étreintes. Elle y avait cru jusqu’au bout. Quand il menaçait de la quitter, même après qu’il se soit en allé, elle y croyait encore. Il allait revenir. C’était obligé. Il l’avait promis. Mais il n’était jamais revenu. Elle n’y croyait plus à présent. Il ne l’avait pas comprise.
Elle avait pourtant tenté de lui expliquer. Tenté de lui faire comprendre. Tout le monde pouvait la mépriser, mais lui, lui ne pouvait pas l’abandonner. Il devait être le seul à la soutenir. C’est ce qu’elle avait pensé. Ce qu’elle avait espéré. Mais elle s’était trompée. Les paroles eurent à peine le temps de sortir de sa bouche que déjà il avait disparu. Ses sourcils s’étaient froncés et ses traits si doux s’étaient durcis. Son être entier s’était métamorphosé. Non. Non il ne voulait pas qu’elle change. Non il ne voulait pas de ces formes ni de cette douceur qu’elle adorait. C’était ainsi qu’il l’aimait. C’était ce corps dur, ces traits disgracieux et ces boucles sauvages qui lui plaisaient. Pas l’apparence d’une autre. Pas ces pensées malades. Non. Il ne l’avait pas comprise.
La jeune femme n’avait pas eu une vie facile. Son existence était ponctuée d’expériences douloureuses. Pourtant, malgré ce qu’elle avait vécu, malgré le destin terrible qu’on lui avait promis, le rejet et les paroles cruelles d’Eddy avaient été la plus terrible de toutes. Ce qui aurait pu passer pour une preuve d’amour s’était révélé tout le contraire. Il ne l’aimait pas. Non. Il ne l’aimait pas elle. Ce qu’il adorait tant n’était qu’une enveloppe, un corps. Un corps qu’elle méprisait et qui la dégoutait. Un corps dans lequel elle ne pouvait vivre. Un corps qui ne lui permettait pas d’être elle-même. Non. Il ne l’avait pas comprise. Son amour était un mirage. Un mensonge. Et il était parti.
Une brusque vibration la tira de ses pensées. Le beau visage d’Eddy disparu pour laisser place à la blancheur hostile de la salle d’attente. La jeune fille se redressa sur son trône de plastique. Enfouissant sa main dans sa poche, elle en tira son téléphone. À la vue du nom qui s’affichait à l’écran, son cœur se fendit. Maman. Les yeux rieurs de la femme semblaient la fixer avec une douceur bienveillante. Maman. À quand remontait leur dernière rencontre ? À une éternité sans doute. Des mois étaient passés depuis qu’elle l’avait quittée pour rejoindre Eddy. Depuis son départ, depuis que sa décision avait été prise, elle n’avait pas osé retourner la voir. Elle n’aurait pas pu lui mentir en face. Elle n’aurait pas pu planter son regard dans le sien sans fondre en larmes et laisser exploser la vérité. Si Eddy ne l’avait pas comprise, comment sa mère le pourrait-elle ?
Les doigts crispés autour de l’appareil de plastique et les yeux rivés sur l’écran qui ne cessait de s’exciter contre sa paume, la jeune femme ne bougeait plus. Cet appel apparaissait comme un signe. Un symbole. Une myriade de questions incontrôlables se bousculaient dans son cerveau. Pourquoi l’appelait-elle ? Pourquoi maintenant ? À un moment si crucial ? Au tournant de son existence ? Un signe. Elle devait lui dire. Elle devait tout lui dire. Décrocher ce foutu téléphone pour crier la vérité. Cracher ce poids qui pesait sur son cœur. Pleurer avec elle. Oui. Non. Un éclair de raison. Secouant vivement la tête, elle éteignit brusquement le téléphone et l’enfonça nerveusement dans sa poche.
Elle avait perdu la tête. Comment pouvait-elle faire cela ? Malgré toute la bonne volonté que sa mère aurait pu y mettre, jamais elle n’aurait compris son choix. Comment le pourrait-elle d’ailleurs ? Son enfant désirait se faire découper sur une table d’opération. Son bébé. La chair de sa chair. Ce môme turbulent et pleurnichard souhaitait plus que tout au monde offrir son corps à la science. Se faire charcuter pour enfin s’aimer. Comment pourrait-elle comprendre une telle chose ? La jeune femme secoua la tête. Elle avait déjà perdu un amant, elle ne voulait pas perdre l’amour de sa mère. Jamais.
Tentant vainement de calmer les battements angoissés de son cœur, elle releva la tête. Sa jambe ne tremblait plus. Mais ses mains étaient envahies par la sueur. Elle les tordit maladroitement. L’angoisse et la peur gagnaient du terrain.
Un froissement de jupe attira son attention. Un balancement timide du pied, de grands yeux sombres. Elle fit couler son regard vers la droite. Une petite fille aux cheveux enroulés dans une natte la fixait avec curiosité. De ses petits doigts potelés, elle venait titiller le rose rebondi de ses lèvres. Croisant le regard de l’inconnue, ses joues se tintèrent d’une intense couleur pourpre et elle détourna brusquement la tête. Sa réaction arracha un sourire à la jeune femme. Délaissant ses tourments, elle laissa courir ses pupilles autour d’elle. Ce qu’elle observa vint une fois de plus faire tanguer son âme. La petite fille serrait les mains d’une adolescente emmitouflée dans un sweat épais. Une vieille femme à la robe rouge enroulait de ses bras les épaules osseuses d’un garçon au visage moucheté de taches de rousseur. Dans le coin de la pièce, un homme riait silencieusement aux blagues discrètes de son fils, sous les regards sévères d’une petite dame. Oui. Tous avaient quelqu’un à leurs côtés. Tous avaient une épaule sur laquelle pleurer et des bras dans lesquels se réfugier. Tous pouvaient s’appuyer sur une oreille attentive et une bouche rassurante. Tous. Sauf elle. Elle était seule. Désespérément seule, face à ses doutes et ses questions.
Elle baissa la tête. Les mains toujours crispées sur les vêtements de l’adolescente, la petite fille la fixait de nouveau. La rougeur de ses joues s’en était allée pour laisser place à un sourire timide. Un de ces sourires innocents et délicieux qui poussent les chevaliers à parcourir la terre entière pour une chaussure. Le genre de sourire à réchauffer un cœur brisé. La jeune femme lui rendit ce sourire. Le sien était sans doute moins beau et moins charmant, mais il était sincère. Dans les yeux de cette enfant à la peau de satin, elle y retrouvait le courage et le soutient qui lui manquait tant. Un soupçon de bonheur interdit. Il n’y avait pas de reproches ni de dégout dans ce regard. Juste une touche de gentillesse qui suffisait à panser ses peines.
Le sourire de la fillette s’agrandit, révélant des dents blanches et imparfaites. Un rire s’échappa de sa bouche. Comme un tintement de cloche. Des grelots de cristal. La jeune femme fronça les sourcils sans comprendre. D’où sortait ce rire ? Pourquoi riait-elle ainsi ? Une moquerie ? Un blâme ? Secouant la tête, l’enfant fit basculer son sourire pour tendre la main. Le petit doigt pointé vers l’avant, elle lui indiqua une direction inconnue. Mais que…
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Excusez-moi ? Monsieur Lucas YokMyong ? Je viens vous chercher pour votre traitement d’hormonothérapie et chirurgical de transition.
La jeune femme tourna la tête. Debout devant elle, vêtu d’une blouse bleue, les cheveux emprisonnés dans un filet vert, un infirmier la fixait avec un sourire. Après quelques instants d’absence perturbée, la jeune femme secoua la tête pour se réveiller. D’un geste vif, elle saisit le sac à dos qui gisait à ses pieds, puis se redressa. L’homme faisait une tête de moins qu’elle. Un frisson d’adrénaline. Une pointe d’excitation. Sa fin était proche. La transition révolutionnaire allait commencer. Un sourire maladroit sur les lèvres, elle tendit la main.
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C’est bien moi, mais je vous en prie, appelez-moi Mademoiselle YokMyong.
Lucie Remer, Lille, mars 2019